Chapitre 4

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 Les jours passent, la nostalgie persiste. Un nouveau bateau chaque matin, de nouveaux vols, ravitaillements... Pourtant tout a un goût de routine. Sans cesse le même réveil insipide, les mêmes visages amers croisés sur le port et la même fierté ravalée chaque soir derrière le bar depuis lequel je sers machinalement les habitués. Seul le spectacle nocturne des adieux à mes bateaux volés est encore susceptible de m'amuser. Et encore : il ne cesse de me rappeler le seul visage que je ne croise plus.

D'après Mitty, mes allers et venues sur les îles les plus pauvres de l'archipel n'apaisent en rien cette triste nostalgie que j'entretiens. Peut-être n'a-t-elle pas tort. Un jour, alors que je bavassais avec Madame Perle dans le vain espoir d'obtenir davantage de renseignements sur les fameux navires-à-cuivre, nous avons été extirpées de nos discussions par de soudains hurlements provenant des hauteurs du village. Au premier aspect, les gémissements étaient tels qu'ils auraient pu sembler être ceux d'un accouchement. Mais, en tendant bien l'oreille, la douleur était bien plus profonde. Ce n'était pas un enfant que l'on retirait des entrailles de cette femme. Non, ces cris stridents étaient ceux d'un cœur que l'on arrache. « C'est Madame Prometh », a soupiré Madame Perle, « Miss Lucie est... elle s'est envolée. ». Même cela, ça n'a pas le mérite de changer : les visages familiers se font de plus en plus rares, ils disparaissent à mesure que la fumée envahit leurs bronches.

Ce matin, pourtant, je pressens un chamboulement. Je ne suis pas du genre à croire en le don de prémonition - et puis, de toute façon, mon aphantasie m'empêcherait de visualiser quoique ce soit -, mais j'ai passé la matinée à jeter des regards frénétiques vers l'horizon. Les navires transporteurs de cuivre se sont enchaînés depuis les îles minières toute la semaine. J'ai bien essayé de faire parler les marins, mais impossible de savoir quelle est leur destination. Ma curiosité ainsi taquinée tout au long de la semaine, je ne parviens plus à me concentrer sur autre chose.

Désormais arrivée en fin de journée et alors que je devrais rejoindre les familles du port de Livio comme tous les mercredi, je ne peux m'empêcher de trépigner d'inconfort. Je reste là, avec mon navire du jour complètement amoché, stagnant sur la brume, dans l'attente de je ne sais quoi.

Soudain, mon regard est attiré par une tache sombre sur l'horizon lumineux. Sans aucune hésitation, je sors la longue-vue dorée que je garde dans ma ceinture tactique, toujours prête à être dégainée. Bingo ! De l'aveuglante étendue blanchâtre se détache un dirigeable estampillé du blason d'Æther. Mon cœur s'affole : s'il s'agit des corsaires, Sourire-de-laiton se fera un plaisir de mettre ses menaces à exécution. La petite corvette volée aujourd'hui ne me permettra pas d'échapper par la vitesse... Le temps de ma réflexion laisse progresser ledit bâtiment que je parviens enfin à identifier : c'est encore un de ces navires trafiquants de cuivre.

Il ne se dirige pas droit sur moi ; si je garde la distance, l'équipage pourrait ne pas détecter ma petite corvette. Ni une, ni deux, je prends l'initiative de suivre la trajectoire et d'ainsi regagner Æther par ses côtes les plus désertes. Je n'ai pas pour habitude d'emprunter un tel chemin : la dangerosité de la fumée n'attire généralement pas de bateau, les vents y sont si forts que les vagues s'affolent, allant parfois jusqu'à créer des tornades à la base des cumulonimbus sur lesquels circulent les navires. Malgré le danger encouru, aucune hésitation : je mets les voiles vers les eaux les plus agitées de l'archipel, au Sud d'Æther.

Rapidement, le ciel s'assombrit. La mer de fumée s'affole et fouette la coque de la petite embarcation, qui roule et tangue en progressant sur les nuages anthracites. Le battage contre les voiles manque de les déchirer à chaque rafale. Bientôt, les épaisses vagues brumeuses deviennent si hautes que je ne distingue presque plus le sombre azur au-dessus de ma tête. Dans ce combat contre les vents, je parviens tout de même à distinguer, sortie des menaçantes agitations de la mer, une excroissance de terre hissée en une haute falaise. Je ne me suis que très rarement aventurée sur les eaux du Sud d'Æther jusqu'alors, mais je connais les cartes de navigation par cœur. Or - et j'en mettrais ma main à couper pour qu'on la remplace par un crochet articulé - jamais la présence de cette falaise n'y est mentionnée. Les vagues vaporeuses s'échouent contre l'immense rocher ; lorsqu'elles se retirent, une myriade de petites cascades de brume glissent depuis les aspérités de la roche. N'ayant plus le navire-à-cuivre en visuel, je décide d'en rapprocher dangereusement ma petite embarcation et, en effet, il me semble distinguer une entrée dans le granit. À l'abri des vents, dans un renfoncement exigu, se dissimule l'entrée d'une grotte épargnée du spectacle cauchemardesque qui ne se déroule pourtant qu'à quelques mètres d'elle.

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