Chapitre 5

35 2 0
                                    

 Je reste complètement abasourdie pendant une fraction de secondes. Le souffle coupé par les phalanges charnues qui maintiennent leur pression contre mes lèvres, je me maudis intérieurement de ne pas avoir pris le temps de visiter les lieux avant de fuir avec ce bâtiment. J'ai beau me débattre de toutes mes forces, la silhouette qui m'enserre de ses bras puissants ne semble pas même chanceler : je ne vois pas mon adversaire, mais le rapport de force est manifestement inégal. Perdue au beau milieu de mes vaines agitations, je réalise qu'il doit être seul. S'il était à bord, tout l'équipage se serait déjà jeté sur moi pour me faire payer l'affront du vol de son navire. Je m'offre ainsi un stratégique moment de répit et, l'espace d'à peine quelques secondes, je laisse mon corps se détendre dans les bras qui m'étreignent. Ma ruse fonctionne : la lourde main qui m'étouffe se desserre à son tour, de stupéfaction. Je profite de ce court instant de défaillance pour bondir hors des membres qui m'emprisonnent. À chaque fois qu'ils se plient, mes genoux me rappellent ma chute d'il y a quelques heures. En un mouvement rapide mais néanmoins contrôlé, j'écrase un pied, saisis un bras - que je tords tout en me baissant agilement - et dégaine ma dague. Enfin dégagée, je fais face à mon adversaire et attends la riposte tout en reprenant mon souffle ; paradoxalement, l'épaisse fumée brunâtre est salvatrice.

L'homme qui me fait face est imposant : il me surplombe de plus d'une trentaine de centimètres et sa musculature justifie la difficulté avec laquelle j'ai réussi à me défaire de ses bras. Je n'ai pas le temps de m'attarder sur les détails, mais mes yeux parviennent à capter d'impressionnants tatouages le long de ses bras. Il n'a rien d'un matelot de navire marchand : les trous dans le tissu de sa chemise ne sont pas anodins, ils se situent à des endroits stratégiquement ciblés pendant des combats... Un pirate.'

Visiblement surpris par ma contre-offensive, l'agressivité qu'il dégage est empreinte d'une sérénité qui fait froid dans le dos. J'attaque sans lui laisser plus de temps pour reprendre ses esprits, de sorte à garder l'avantage sur le combat. L'altercation est silencieuse mais son rythme est effréné ; seul le tintement des lames qui s'entrechoquent résonne sur le pont que nous traversons à pas-chassés. Dans le maniement d'armes, les forces semblent soudain s'équilibrer : tantôt l'un avance, tantôt est-ce l'autre qui mène la danse. Le pirate a de gracieux mouvements de combat et conduit son sabre d'une manière presque chorégraphiée. J'ai conscience de mes qualités d'escrimeuse mais je garde à l'esprit que, brandissant la courte lame de ma baïonnette, un faux mouvement pourrait à tout moment me coûter la main. Sans relâche, je bataille et garde l'avantage sur le duel qui s'éternise et me fascine : il semblerait par instants que, dans ce duel précipité, aux périls de nos vies, nous y prenions du plaisir. Le pirate semble impressionné par la rapidité de mes enchaînements et peine à prévoir les prochains. Lorsqu'enfin je le bloque contre la rambarde du navire, il affiche même une mine satisfaite. Décidément : tous des pervers.

Alors que je croyais l'avoir coincé, après un court instant de réflexion, l'homme décide de grimper sur le rebord du parapet. Malgré la douleur de mes jambes qui semblent se déchirer à chaque fois qu'elles se plient, je parviens à le suivre en un saut maîtrisé de justesse. Nos pas chassés s'enchaînent, surplombant le vide recouvert de brume ; chacun essaye de faire vaciller l'autre, espérant le voir se précipiter dans la mer de nuage. Lorsque je me sens prête à le désarmer, je frappe la lame de l'épée qui me vise. À peine ai-je porté le coup que je sens la fatalité de cette offensive précipitée : ma talonnette dérape sur le bastingage. Déséquilibrée par mon impétuosité, je flanche. Je ferme les yeux en sentant mes genoux endoloris suivre le mouvement de ma cheville. Pourtant, il semblerait que tout le poids de mon corps soit attiré comme un aimant vers l'intérieur du navire. Surprise, je rouvre les yeux : de sa main désarmée, mon adversaire a saisi mon avant-bras tout en sautant sur le pont afin de me ramener à bord. À peine ai-je le temps de réaliser l'action de ce geste inespéré que le pirate me plaque violemment contre le garde-corps, en maintenant son sabre dans le creux de mon cou. Désormais à la merci de la lame glacée menaçant ma gorge à chaque inspiration, je ne quitte pas le regard ambré plongé dans mes prunelles. Une poignée de longues minutes passent ainsi, à observer le visage situé à seulement quelques centimètres du mien. Malgré ma mauvaise posture, je refuse de me confondre en supplications. Or il semblerait que je n'aie pas à le faire : contre toute attente, le pirate desserre son étreinte.

La NébuleuseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant