Chapitre 13

19 1 0
                                    

 Les îlets du Récif Brumeux diffèrent particulièrement des îles entre lesquelles je navigue depuis toujours : certains de ces espèces de monceaux de terre glaise sont imperceptibles, presque immergés. Les vagues de fumée slaloment ainsi entre les courbes des reliefs, encombrant ma vue lorsque j'essaye de délimiter chaque territoire qu'indique la carte que Clifton m'a confiée. Je perçois la chance de traverser les eaux du récif à bord de la Damnée au moins dans le fait que son capitaine possède autant de cartes : il serait impossible de pratiquer ces eaux sans. Aussi le navire avance-t-il prudemment, de peur de frotter sa coque contre une aspérité cachée du récif. Au bout de quelques heures, une étendue moins marécageuse se dessine enfin par-delà le brouillard. La frégate transperce ainsi l'humidité jusqu'à l'île de Silvar, écartant sur son passage des lianes que ses deux derniers mâts viennent chatouiller.

L'abondante végétation jaillissant hors de la mer de nuage est un spectacle époustouflant. De grands arbres se dressent hors de la fumée, qui glisse lentement le long de leurs branchages. Une calme brise dégage la brume jusqu'aux extrémités de chaque feuille, abandonnant sur son passage quelques gouttes d'une rosée poussiéreuse. Malgré le silence qui enveloppe le navire dans un cocon lénitif, la nature se retrouve quant à elle comme animée d'une forme de magie. Visiblement rétabli de sa blessure d'il y a quelques jours, Takane est perché dans le nid-de-pie et, ainsi hissé au plus près des feuillages noueux, il semble lui aussi avoir du mal à tenir en place. À l'approche des terres qui l'ont vu naître, le jeune homme trépigne d'impatience. En suivant son regard, je comprends ce que cherchent ses yeux qui ne cessent de s'écarquiller en balayant l'horizon : dans les plus hautes broussailles sont nichées des cabanes en bois, dissimulées aux creux des branchages. Ces légères bâtisses épousent les formes de chaque tronc, conférant à ce village un aspect à la fois déséquilibré et géométrique. Bien qu'aucun autochtone ne daigne encore montrer signe de vie, Takane guette activement les bois dans l'espoir d'y apercevoir un visage familier. Amusée devant tant d'excitation, je ne peux m'empêcher de me réjouir à voix haute :

« Une chose est certaine : nous appartenons à la mer, mais rien ne nous paraît plus familier que nos terres !

Je lance instinctivement un regard complice au pirate qui se tient à côté de moi. Or, à mon grand étonnement, Farold n'esquisse pas un sourire ni ne me rend mon regard. Les yeux fixés sur les broussailles que nous longeons, il finit par rétorquer d'une voix à la fois rauque et posée :

- Son euphorie est compréhensible, mais elle est une raison de plus pour nous de redoubler de vigilance. Tu remarques rien ?

La lenteur à laquelle progresse la Damnée me permet d'analyser chaque fourré, mais je ne constate pourtant rien d'autre que l'abondante végétation qui brouille l'horizon.

- Non, rien, réponds-je.

- Et rien n'te choque, toi ?, s'exclame-t-il en plissant des yeux amusés. Il n'y a pas de port sur les îles du Récif. Ils ont pas pour habitude de recevoir de la visite, donc, tu t'en doutes, ils ont tendance à être plus méfiants. Faut pas qu'on crie « victoire » trop vite : reste sur tes gardes temps qu'on n'aura pas accosté.

- Même une fois accostés, renchérit Bromley. On n'est pas à Æther ; t'as peut-être l'habitude de croiser tout un tas de visages étrangers chaque jour, mais ici, c'est le calme plat. Donc tu restes méfiant, on n'est pas les bienvenus.

En quelques secondes à peine, une ombre tombe depuis le gréement.

- Pardonnez, mais c'est pas des sauvages, non plus, conteste Takane en se réceptionnant avec panache sur le pont. Ils en ont, des visites, Monsieur Bromley. Les îlets subissent depuis toujours les assauts de pirates bien moins gentlemen que nous autres. Ils pillent leurs foyers, violent leurs femmes et torturent leurs gosses... C'est pas seulement pour fuir la fumée qu'on a aménagé les hauteurs et appris à les pratiquer : les mâts des plus hauts bateaux peuvent pas atteindre les baraquements.

La NébuleuseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant