56 - Julian Spring

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D'après mon vieux père, deux choses sont inévitables. La mort et la captivité. Dès l'instant où l'hôpital a tamponné mon certificat de naissance, mes années étaient comptées. C'est dans mon ADN, aussi vrai que le sang italien qui coule dans mes veines. D'aussi loin que je me souvienne, Leandro Motesine Spring a toujours été un homme froid, calculateur, sévère. J'ai cru un jour qu'il aimait ma mère, que ses sourires quand il l'a serré dans ses bras étaient sincères, quand il riait et souriait avec elle, j'ai cru qu'il était heureux. Mais cet homme n'a jamais connu le bonheur.

Quand j'étais petit, je pensais qu'il en serait de même pour moi.
Quel autre choix avais-je ? J'ai continué à croire cela pendant des années encore. J'ai grandi avec la notion que le seul moyen de gagner sa vie, c'était d'être violent. Dès qu'on aimait quelque chose, il fallait le briser pour pouvoir le perdre.

« Un jour, ça ne fera plus mal mon fils, détruis ce que tu aimes et tu n'aimeras plus rien ». C'est la phrase que j'ai entendue toute ma misérable vie. C'est la phrase que j'ai entendue quand mon père m'a remis mon premier pistolet dans les mains. Cette arme si lourde pour ma petite main et si froide pour la vie qui coulait encore dans mes veines. Je ne savais pas ce qui était prévu, quand il m'a autorisé à garder Balto. Le chien-loup que j'ai adopté à Paris. Je ne savais pas ce que voulais dire cette phrase « À jeune cœur tout n'est que jeu », avant ça.

C'était la première petite chose que j'ai dû tuer. Mon moi de 8 ans était si faible et si fragile, qu'il a fermé les yeux en pressant la détente. Comme un putain de connard, ma main a bougé avec la puissance de l'arme et la balle a manqué sa trajectoire. Elle s'est enfoncée dans le flan de mon adorable compagnon, et un cri de souffrance ultime m'est arrivé aux oreilles.

— Tu vois, tu aurais tiré avec précision et sang-froid, ce ne serait pas arrivé.

— Papa, abrège ses souffrances je t'en prie, hurlé-je pendant que des larmes chaudes coulent par dizaines sur mes joues.

— Non.

Je regarde encore mon chien loup qui se vide de son sang en couinant sur mon sol de salon.

— Un travail bien fait, est un travail sans émotion. Ça c'est ta première leçon pour devenir un Motesine.

Motesine. J'avais entendu ce nom chaque jour de ma putain de vie. Ça ne voulait rien dire pour moi. Pourtant ça voulait tellement dire pour mon père, plus que sa famille elle-même. Plus que la femme, qu'il a dû aimer un jour. Plus que son propre fils.

Pendant que mon chien se battait contre la souffrance qui irradiait son petit corps frêle, je suis tombé à genoux pour supplier mon père d'abréger ses souffrances. Je ne sais pas combien de temps j'ai crié, combien de temps j'ai serré le pantalon de mon père dans mes mains pendant qu'il se délectait de la souffrance de mon animal. Je ne sais pas combien de temps j'ai pleuré, j'ai pleuré tellement fort que je n'avais plus de larmes en réserve. Ma tête bourdonnait. Mon corps tremblait. Mon front avait fini scellé contre le tibia de mon père, qui est resté debout jusqu'à ce que les cris de douleur s'éteignent dans la nuit.

– Relève-toi, m'a dit la voix froide de mon père.

Alors j'ai reniflé bruyamment et je me suis relevé, regardant le sol et refusant de regarder derrière moi.

– Regarde ce que tu as fait.

Je savais au ton que mon père employait que je n'avais pas le choix. Alors, je me suis retourné et j'ai regardé le corps inerte de mon seul ami. Balto était mort. Et je ne pouvais qu'être soulagé de le voir mort. Il avait tant souffert, tant enduré, à cause de moi. Parce que je ne m'étais pas contrôlé et que j'avais mal tiré.

Le Profecœur (SOUS CONTRAT D'EDITION)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant