Chapitre 1.3 : Le revenant

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Si la majorité de l'activité fourmillait sur les hauteurs, les abords des terres n'étaient pas dénués de vie. Quelques petites îles se tenaient en résistantes alentour ; sur certaines d'entre elles demeuraient, fébriles et amochés, des édifices d'un âge très ancien sur lesquelles le temps et les dragons avaient fait leur œuvre. Un petit éclat rouge sauta aux yeux de la demi-fratrie : Polème venait d'entrer dans une caverne, à l'abri de presque tous les regards. Degesyr et Clemael étaient les seuls. Et s'ils n'avaient jamais su où reposait leur grand frère, ce n'était désormais plus le cas.

— Je vais aller parler à père du meurtre.

— Je ne pense pas que cela changera grand-chose.

— Comment ? se révolta Clemael. Père a participé à l'écriture des grandes lois ! Il ne peut accepter la déviance de Polème ! Cela dit, tu as peut-être raison. Il ne m'apporte plus de crédit à ma parole. Et si tu lui parlais ?

— Je doute que cela change quoi que ce soit, mais...

— D...

— Mais je ne peux pas te refuser grand-chose, mon frère. Allons-y ensemble, veux-tu bien ?

— Merci. Tu es le meilleur frère qui soit. Je n'imaginerai pas mon existence sans toi. Allons régler cette affaire.

***

Le silence était pesant. Degesyr et Clemael regardaient le sol. Il était hors de question d'affronter le regard de leur père. S'ils n'avaient eu qu'assez peu d'hésitation pour retourner sur leur pas pour relater l'affaire qui les inquiétait, les deux créatures n'avaient jamais osé contrarier celui à qui ils devaient tant.

— Ne vous avais-je pas dit ma volonté de demeurer seul ?

— Père, nous ne serions pas là si l'affaire n'était pas importante, commença Clemael.

— Nous avons vu une querelle fatale.

— N'est-ce pas votre rôle d'intervenir pour maintenir l'ordre entre les nôtres ?

— J'ai essayé, père, mais je ne me suis pas montré à la hauteur. Je vous présente mes excuses. Je ne suis pas digne de votre attention, et...

— Clemael...

L'intéressé cessa de parler, le souffle coupé.

— Cesse de parler de toi en ces termes. Es-tu aveugle à ce point ?

— Père ?

— Tu m'as fait du mal, Clemael. Ce qui m'a fait souffrir, c'est que tu partes en rejetant celui que tu étais, en rejetant ta condition de dragon et en reniant tes origines. Tu es parti sans me voir ni me consulter. Tu étais certes jeune, mais je suis ton père. Et un père aime ses enfants. Cela ne signifie pas qu'il sait comment montrer son amour, mais son affection est certaine. J'ai été affligé que tu t'en ailles si prestement, que tu ne me donnes aucune nouvelle et que tu t'exposes ainsi à de si grands périls. J'ai eu grande peine à dormir, lorsque je te savais dans ce monde qui n'est pas prêt à nous accueillir, qui est divisé entre les mauvaises et les bonnes gens. Le mal est une facilité, et quand bien même nous l'avons vaincu, il y a longtemps, il finit toujours par revenir. Un ennemi disparaît, le vivant trouvera toujours un autre ennemi. Et si j'apprenais que l'on t'avait chassé, dépouillé de tes écailles, de tes dents, pour les exhiber par avarice ? Si l'un de ces protanades t'avait tué ? Tu es un dragon, mais nous ne sommes pas invincibles.
— Père, je suis désolé. Tu nous as donné la parole et le pouvoir d'explorer le monde.

— Si tu es l'un des rares à disposer de l'usage du verbe, cela ne signifie pas que tu dois t'éloigner pendant de si nombreuses années loin des tiens. Tu m'as manqué, Clemael. Je t'aime.
— Je t'aime aussi, Père.

Front contre front, Irénos et son fils fermèrent les yeux. Les secondes défilèrent sans que l'un ou l'autre se détachât de ce contact si doux et tendre. Degesyr était bien heureux. Assis, il s'imprégnait de la scène. Il se fit le serment sacré de ne jamais oublier ce que son regard contemplait à l'instant, les retrouvailles de deux êtres à la mésentente accidentelle et tragique. Ses pas se mouvèrent instinctivement, sans qu'il n'eût pu faire grand chose, et le voilà inclus dans ces retrouvailles, tandis que leur père le roi les couvrait de ses ailes énormes.

— Père, merci... Je...

Une larme coula.

— Père... je voudrais que jamais ce moment ne s'arrête. Je dois cependant suivre ce que mon cœur me dicte. Une obligation m'a poussé à venir te voir.

— Je t'écoute, affirma le roi qui reprit un ton sérieux.

— Un dragon en a tué un autre. Un vétéran était frappé d'une étrange maladie, bondissant en tous sens. Sa voix était étrange. En y repensant, il ne souffrait d'aucune blessure physique.

— Mmh... Qui a tué le malheureux ?

— Polème.

— Je l'ai également vu, père, intervint Degesyr.

— ...

— Je suis désolé père. Ma parole est authentique. Je ne te mens pas.

— Je te crois.

Degesyr et Clemael se regardèrent, interloqués.

— Je pensais qu'il en faudrait davantage pour te convaincre.

— Polème veut aussi servir son peuple. La loi est cependant la loi. Je vais devoir l'appliquer.

— Père ! cria Clemael. Tu ne peux mettre à mort Polème ! Il est également ton fils.

— Que dois-je faire alors ? La loi est la loi ; la loi est juste et primordiale, sacrée et inviolable. Quiconque enfreint les règles doit en assumer les conséquences. Même si ce doit être Polème.

— Ne penses-tu pas que ta décision serait un bien lourd tribut ? Il y a peut-être une autre solution, qui ne sera pas non plus aisée à envisager, rétorqua Clemael.


Rébellion SaphirWhere stories live. Discover now