Chapitre 19 : Amour Métallique

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     "Si nos dieux et nos espoirs sont ne sont que phénomènes scientifiques, alors il faut dire que notre amour, lui aussi, est scientifique."

    L'Ève Future, Villiers de L'Isle-Adam

L'abîme m'appelle, je l'entends qui murmure en chaque instant ; ma raison vacille, chancelle. La tempête ! La tempête, elle hurle depuis cette nuit et soulève les embarcations, comme si elles n'étaient que des fétus de paille. Elle fracasse, sur les flancs des falaises, ses vagues infernales ; elle précipite la fin. Je me remémore.

Toute ma domesticité, de même que les ouvriers avaient trouvé refuge dans le grand salon, où j'avais fait donner la flambée. Je me souviens encore de leurs mines épouvantées, comme j'avais toujours à l'oreille leurs sinistres murmures. Pour passer le temps, l'un d'entre eux, un ancien marin revenu sur terre, après l'amputation de sa jambe gauche, s'était proposé de nous conter quelques-unes des légendes qui ont depuis longtemps sustenté des soirées comme celle-ci.

Cette nuit-là, tous tremblèrent, moi-même y compris. Pourtant, ce n'étaient que des histoires nourries de superstitions. Mais il y avait tant de conviction, tant de vie dans sa narration, que je ne pus m'empêcher de frissonner à l'unisson de mes convives, tant il me sembla sentir dans mon cou l'haleine glacée des créatures convoquées. Je crus un instant voir leurs ombres danser sur les murs ; ce n'était que la bise qui s'engouffrait par les fenêtres et qui faisait vaciller les lustres. Hypnotisé, je m'étais laissé happer par ses mots, par ses morts qui sont venus hanter le manoir. Dehors, rugissaient des vents comme les anciens n'avaient pas connu, mais dont tous racontaient qu'ils étaient le souffle de dieux oubliés et en colère.

Suis-je en devoir de les croire ?

À cette question, je n'ai aucune réponse et sans doute n'en aurai-je jamais ; tout est affaire de foi et de convictions.

C'est ainsi que sur le chemin glacé qui me conduit vers l'enfer de mon doute, je contemple par la fenêtre l'abîme qui, à chacun de mes pas, menace de m'engloutir. Je le vois qui me fixe. Au fond se tapit cette ombre que j'appelle de mes vœux. Elle est celui qui s'élèvera pour relever et arracher l'humanité à sa condition misérable. Plongé dans ses yeux noirs, je me noie, je me sens en joie.

Cette nuit encore, je l'ai entendue. Elle me murmure jusque dans mes rêves, tandis que le cauchemar étend ses ténèbres sur Londres. Plus personne n'ose sortir, même les prostitués de White Chapel ont déserté. Ne demeurent que les plus téméraires, les apaches et les aventuriers pour avoir l'audace de s'exiler dans l'obscurité londonienne.

Moi-même, je me terre. C'est à peine si nous avons le courage, sitôt le soleil voilé, nous exposer.

La terreur étreint la ville entre ses serres. Police, truands, brigands, bonnes gens, tous tremblent.

Et moi ?

Moi, je puise dans les échos de cette peur, la force nourricière qui me permettra de mener à terme mon projet. Je n'ai pas quitté mon manoir pour me morfondre, ou m'enfermer dans la spirale descendante qui me menace. Non, je serai comme cet homme qui court la nuit, qui jette à la face de cette bourgeoisie hypocrite la sinistre vérité de la condition inhumaine qu'elle réserve à ces gens, dont l'existence même lui fait horreur. Il est si confortable de se vautrer dans la fange, tout en sachant que l'on a les moyens de s'en retirer quand il est temps.

Frankenstein ou le Prophète RessuscitéWhere stories live. Discover now