Chapitre 43 : Les Échos des Morts

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    « Depuis longtemps, le monde possède le rêve d'une chose dont il lui suffirait de prendre conscience pour la posséder réellement »

Karl Schapper (attribué à Karl Marx), la lettre à Ruge

La houle, les brisants, les vents glacés, les vagues scélérates, creux monstrueux qui avaleraient notre navire, comme d'un cachalot ferait avec Jonas, les éléments déchaînés sont comme autant d'avertissements. De l'autre côté, la grande moisson se poursuit, autant de vies prises ou mutilées, de familles déchirées et dévitalisées.

Dans quel but ?

L'Allemagne était-elle si crainte qu'il faille la combattre ? Le désir des Français de récupérer l'Alsace et la Lorraine était-il si puissant, qu'il justifie la vengeance ? Et ce jeu d'alliances, jusqu'où irons-nous ?

Autant de questions, auquel les futures générations auront à répondre.

Engagé comme chirurgien volontaire, j'ai noué quelques échanges avec les marins, ainsi que le capitaine, le temps de la traversée. Retranchés dans leurs chambres, je n'ai guère croisé les autres contingents, sinon pour apercevoir leurs mines lourdes d'appréhension. Taiseux, on les croirait déjà inspirés par la mort. Au fond de leurs prunelles dévitalisées, ne demeure plus que l'écho de la flamme qui les animait jadis, avant ce sinistre appel pour un conflit qui nous dépasse tous. Fils de boucher, de manœuvrier, de berger, petites gens de peu qui s'en vont, un fusil sans fleur au bout, mais une baïonnette au canon. Accoudé au bastingage, j'ai longtemps regardé le ciel chargé, toujours plus noir. Au loin, j'ai aperçu les ondées, ces drapés liquides vers lesquels nous nous dirigions.

« Vous devriez rentrer dans votre cabine », m'a soufflé un matelot. Inutile d'essuyer ce coup de tabac à notre place. D'un hochement de tête, j'acquiesce, cependant que j'observe encore un instant l'élément furieux, avant de me retirer. Déjà, le ciel se gorge d'humidité et les premiers grains tombent sur le pont dans un bruit presque assourdissant ; il me faut partir. À regret, je m'écarte du bastingage ; un regard en arrière je contemple les flots déchaînés, mon corps lourd de galets, mes poumons remplis d'eau glacée, mes yeux ouverts sur l'éternité. D'un geste, je chasse ses sinistres visions, tandis que je m'engage en direction des cabines.

Journal de H.F.

Le 13 septembre 1914

    New Singapor, Malaisie, le 27 février 2067

    — Vous ai-je jamais parlé de mon père ?

    — Je vous demande pardon, monsieur.

    Le regard éteint de l'homme en costume contemple celui qui s'est ainsi adressé à lui. Les lèvres étirées, celles-ci dévoilent une dentition parfaite.

    — Mon père... se reprend-il.

    Dans la cuve, les bulles remontent, certaines plus rapides que d'autres, puis éclatent à la surface dans un bruit mat.

    — Mon père, mon géniteur, mon créateur, soliloque-t-il.

    En face de lui, la majordome n'a pas bougé. Statufié, il le fixe d'un regard plein d'incompréhension.

Frankenstein ou le Prophète RessuscitéWhere stories live. Discover now