4. Sauver les apparences

431 65 18
                                    


SETHY

Je voudrais être n'importe où plutôt qu'ici. Lorsque j'ai appris que c'était au tour de Hazel, j'ai failli demander à mon collègue de gérer tout seul l'interrogatoire. Au fond, il en aurait été parfaitement capable et j'aurais très bien pu prétexter une excuse pour m'enfuir. Mais ça aurait été lâche. Lâche et peu professionnel. Il serait ridicule de laisser de vieux sentiments reprendre le dessus alors que je suis celui le plus à même de savoir si ce mec dit la vérité ou non. Je le connais par cœur. Du moins, c'est ce que je croyais.

Lorsque Hans lui désigne la chaise de la main, je vois une lueur d'hésitation vaciller une seconde dans ses prunelles. Puis il s'exécute.

Calé contre le dossier de ma chaise, je garde résolument le silence tandis que mes yeux le détaillent avec une insistance qui me déplaît. Il a changé. Sa peau a bruni à force de travailler sous le soleil, ses cheveux sont bien plus clairs que par le passé. Avec un profond mépris, je remarque qu'il porte toujours aussi peu d'importance à sa coiffure et suis du regard ses mèches folles qui partent dans tous les sens pour s'entremêler en un bordel innommable sur le sommet de son crâne.

Contre mon gré, mes yeux s'accrochent à cette cicatrice qui lui strie la tempe, souvenir d'une échauffourée en soirée qui s'était soldée par une bouteille de whisky éclatée sur sa tête. C'est moi qui l'avais soigné ce soir-là et pourtant, c'est lui qui m'avait pris dans ses bras pour me rassurer.

Agacé par mes pensées, je serre les poings sous la table afin qu'il ne le remarque pas et croise rapidement son regard. Ses yeux – quoique plus ternes – sont toujours de ce bleu si intense dans lequel je me suis noyé tant de fois, ce bleu qui me rappelait la mer en furie et dans lequel dansait toujours une étincelle de joie féroce. Elle n'y est plus aujourd'hui.

Ses lèvres pulpeuses sont craquelées par le sel et le froid. Ses épaules se sont élargies et son corps s'est légèrement épaissi. Hazel a toujours été un petit gabarit. Il n'était pas forcément petit de taille, mais il était sec et nerveux, tout en muscles et en rudesse, plein de cette rage qui le bouffait de l'intérieur et semblait façonner son corps. C'est toujours le cas. Les manches retroussées de son sweat laissent apparaître ses avant-bras veineux d'où saillent muscles et tendons au moindre mouvement. Il est devenu un vrai gars d'ici. Un vrai marin.

— Veuillez décliner votre identité s'il vous plaît.

La voix de Hans me ramène à moi et je m'extirpe de mes pensées. Face à nous, Hazel a crispé ses doigts sur ses cuisses et garde le dos beaucoup trop droit. Il ne s'est jamais tenu comme ça.

— Je m'appelle Hazel Bartels, j'ai trente-sept ans et je travaille ici en tant que charpentier de marine.

Sa voix aussi a gagné quelques octaves. Elle est désormais si rauque que chaque mot semble écorcher ses lèvres, comme s'il ne l'utilisait jamais.

Je retiens un rictus en l'entendant se présenter. Je me suis toujours demandé si ses parents savaient ce qu'ils faisaient en lui donnant un prénom pareil. Non seulement ce dernier est porté en majorité par des filles, mais nous avions en plus un jour appris qu'il provenait du mot « noisette » et le parallèle avait vite été fait avec le gland. Pendant quelques mois, je lui avais donc attribué le très recherché sobriquet de « tête de gland » et il n'en fallait pas plus pour le faire sortir de ses gonds. Personne d'autre que moi ne s'était aventuré à le surnommer ainsi ; Hazel ne laissait personne lui marcher sur les pieds, parlant bien plus facilement avec ses poings qu'avec sa bouche. Pour les autres, il était simplement Haz. Haz le rebelle qui n'avait peur de rien et ne respectait aucune règle.

Quel connard pitoyable.

— Monsieur Bartels, pouvez-vous nous dire où vous étiez la nuit du dix-sept au dix-huit novembre ?

Raz de maréeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant