Chapitre 14 : Le désarroi d'Yvette

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Yvette vivait dans un petit appartement très ordonné dans lequel flottait une douce odeur de velouté de légumes. Chaque bibelot avait une place bien précise et réfléchie. Afin de ne pas abîmer les meubles en bois ciré, des napperons en dentelle blanche jouaient un rôle de protection. Au mur étaient affichées de nombreuses photos, très certainement de la progéniture d'Yvette, sa descendance, et autres membres de sa famille. Au-dessus d'un buffet rustique d'un autre âge trônait fièrement une photo de mariage passablement vieillie par les ans. Sur la photo, une Yvette jeune, belle et pleine de vie.

En face des détectives, une Yvette précocement vieillie. Une femme qui se tenait très droite malgré les coups durs de la vie qui, faute de lui avoir fait courber les épaules, aura attaqué son visage. Derrière des lunettes en demi-lune, des cernes bleus prolongeaient ses yeux. Des rides profondes formaient comme un réseau métropolitain sur son visage. Sa tignasse bouclée et argentée était domptée en une coiffure maîtrisée à la perfection. Pour compléter le portrait, une jupe crayon en tweed et un pull en laine formaient la tenue de la vieille femme. Elle représentait le parfait cliché de la gentille mamie, usée par une vie de dur labeur.

Yvette installa les détectives autour de sa table de salle à manger. Elle leur proposa des boissons chaudes mais, au vu de l'heure qu'il était, ils déclinèrent poliment sa proposition. Elle leur amena tout de même une assiette de cookies faits maison. Les détectives n'en prirent pas non plus.

Avant d'entrer, Ewen et Maggie s'étaient mis d'accord sur le fait que ce serait la jeune femme qui dirigerait l'interrogatoire. Maggie se lança donc :

« —Merci de nous recevoir madame Guidel.

—Tout le plaisir est pour moi. J'avoue que j'ai été particulièrement surprise quand j'ai reçu votre appel. Jamais je n'aurais imaginé que monsieur Auguste passerait l'arme à gauche avant moi.

—Vous ne l'appelez pas Alexandre ?

—Je ne suis pas restée suffisamment longtemps pour avoir ce privilège. »

Yvette se rembrunit.

« —Pouvez-vous nous parler de votre expérience aux côtés de monsieur Auguste ?

—C'était un rythme intenable. J'ai eu de nombreux soucis de santé. D'abord une pneumopathie qui s'est transformée en pneumonie parce que je ne prenais pas le temps de me soigner à cause de mon emploi. Et ça n'en finissait pas. J'étais littéralement épuisée. Mais ça, monsieur Auguste n'en avait que faire. J'étais le paria, la femme à virer absolument. Tous me détestaient. J'ai très mal vécu mes quelques semaines à ses côtés.

—C'est vous qui avez pris la décision de partir ou monsieur Auguste l'a fait pour vous ?

—Il m'a fortement incitée à démissionner. »

Une peine immense prit place sur les traits du visage de la vieille femme.

« —C'est encore douloureux ? demanda doucement Maggie.

—Oui, très. Je n'ai jamais échoué dans aucun des postes que j'ai occupés. Et il a fallu que je tombe sur celui-ci... Jamais je n'ai été traitée de la sorte. Je me suis rapidement rendue compte que j'étais trop usée pour tenir le rythme qui m'était imposé, mais j'ai persisté, je voulais y arriver.

—Que faites-vous maintenant ?

—Je me repose. J'attends patiemment que ma retraite arrive. Ce n'est plus qu'une question de mois. »

Maggie marqua une pause dans l'interrogatoire.

« —Bien, reprit la jeune détective. Que pouvez-vous nous dire à propos de Clarisse Audier, celle qui vous a remplacée ?

—Clarisse Odieuse vous voulez dire, pesta Yvette. Une petite pimbêche qui sait tout faire mieux que tout le monde. Aucun respect pour ses aînés, aucun intérêt pour l'expérience qu'on peut avoir.

—Quelle était sa relation avec monsieur Auguste, du peu que vous l'avez fréquentée ?

—Il ne jurait que par elle ! À partir du moment où elle a mis un pied dans la Tour, c'était terminé pour moi. Il a porté tous ses espoirs sur la petite jeune, fraichement débarquée, à peine sortie des études, et pleine d'entrain. Evidemment, elle a plus de pêche que moi, ce serait mentir que de vous dire le contraire. Mais elle a très mauvais fond, ça se sent.

—Et que pensez-vous de Catherine Marengo ? »

Yvette ne répondit pas aussitôt. La question la troubla. Elle cherchait visiblement à retrouver ce nom dans ses souvenirs.

« —Catherine Marengo... pensa tout haut Yvette. Ce nom me dit vaguement quelque chose. Je l'associe à un évènement négatif, mais je n'arrive plus à me rappeler quoi... Pourriez-vous me dire qui est cette femme ?

—Une employée de monsieur Auguste.

—Vous ne m'aidez pas beaucoup, des employés, il en a des milliers partout dans le monde mais... attendez ! Si ! Je me rappelle ! Elle est venue dans le bureau de monsieur Auguste au bras d'un très beau jeune homme. Ils avaient rendez-vous ensemble, et après cette entrevue, monsieur Auguste était d'une humeur absolument exécrable. Et ça a duré plusieurs jours, croyez-moi, j'étais la première à en faire les frais à la Tour.

—Savez-vous de quoi ils ont pu parler ?

—Non. Monsieur Auguste ne m'a jamais mise au courant de cet échange. »

Yvette se fit de nouveau pensive avant d'ajouter :

« —C'est marrant, mais j'ai l'impression d'oublier quelque chose. Une information capitale à propos de cette femme. Maintenant que je vois parfaitement qui c'est, je me rappelle avoir surpris une conversation entre elle et le jeune homme. C'était par mégarde, ils m'ont vue, et ils ont été furieux. Mais je n'ai aucun souvenir de ce qu'ils se racontaient alors que pourtant ça m'avait fait une drôle d'impression. Je devais sûrement être déjà malade à ce moment-là et je n'ai pas eu l'énergie de garder cela en mémoire. »

Maggie attendit qu'Yvette lui apporte davantage d'éléments à ce propos, en vain.

« —J'ai une dernière question à vous poser, dit finalement Maggie.

—Allez-y. Vous ne touchez pas à mes gâteaux ? Je les ai faits spécialement pour vous. Mes petits-enfants en raffolent.

—C'est très aimable à vous madame Guidel, mais ce n'est plus vraiment l'heure pour les biscuits.

—Je vous aurais bien proposé du potage, mais j'en ai fait juste ce qu'il fallait pour mon mari et moi. Il ne devrait plus tarder d'ailleurs mon Bernard. Mais je m'égare. Vous vouliez ?

—Je voulais vous demander si vous soupçonnez quelqu'un.

—Alors là, pas du tout ! Je n'ai pas fréquenté monsieur Auguste suffisamment longtemps pour vous apporter une réponse à votre question.

—Je comprends. Merci de votre coopération madame Guidel. Nous allons vous laisser maintenant. Passez une bonne soirée.

—À vous aussi les jeunes, vous êtes charmants. »

Sur ces mots, les deux détectives quittèrent la petite mamie qu'était Yvette après lui avoir laissé leurs coordonnées au cas-où ce qu'elle avait oublié lui revenait en mémoire. Ce qu'ils ne savaient pas encore, c'est qu'Yvette n'aurait pas le temps de se rappeler davantage cet évènement. Le lendemain matin, alors qu'elle se promènerait en vélo dans la campagne pour acheter des produits de la ferme, comme à son habitude depuis qu'elle était sans emploi, elle sera renversée par une voiture qui prendra la fuite. Sans témoin. Sans possibilité d'affirmer qu'il s'agissait d'un moyen de la réduire définitivement au silence.

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