Chapitre 13

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2 ans et demi plus tôt

Le jour des funérailles, je suis directement rentrée dans mon dortoir chez Life Company. J'ai passé presque une heure à fixer l'écran noir de mon ordinateur, incapable de bouger. Les sens anesthésiés, les yeux bouffis et les bras pendants. Mon esprit ne cessait de rejouer la scène.

Nous tous, plantés en groupe devant ces hommes en noir qui portaient le cercueil. Les pleurs étouffés, les mines stoïques, le silence pesant. Mon père, à mes côtés, n'a pas daigné me regarder tout au long de la cérémonie, encore moins pendant la mise en terre. Nous observions, peu loquaces, ma mère quitter le monde des vivants pour rejoindre celui des morts. Peu accoutumée aux émotions, je n'ai versé aucune larme devant les gens. Ce n'est qu'une fois assise dans le dortoir que mon corps m'a lâché, que tout ce chagrin s'est extirpé par tous les trous possibles. J'ai vidé une boîte de mouchoirs, avec la sensation d'avoir vécu un triple deuil, entre ma mère qui nous a quittés à cause de cette sœur maudite qui l'a entraînée avec elle, et ce père absent alors qu'il avait toujours été si présent pour moi.

J'étais persuadée que jamais je ne m'en remettrais. Papa portait le costume de leur mariage, en honneur à cette femme qu'il avait plus aimée que lui-même s'était aimé. Elle guidait chacun de ses gestes, nourrissait sa confiance en lui et lui permettait de maintenir un certain cap dans sa vie. Je n'ai jamais compris cet amour à la fois si fort et destructeur. Il s'était tellement oublié que quand Maman a disparu, il n'était plus que l'ombre de lui-même. Mon papa, si présent, si chaleureux, si bon vivant... On aurait dit un mort, lui aussi, déambulant parmi les survivants. Il a pleuré pour nous deux, a récité un discours avec une voix hachée par les émotions et des mots espagnols qui lui ont échappé plus d'une fois. Mon papa, si beau, si reluisant, si fier et si solide.

Ce jour-là, quelque chose s'est brisé entre nous. Ce jour-là, c'est comme si toute son âme avait été aspirée par le cercueil, par Maman et ce bébé qui n'aurait jamais dû exister. Je n'existais plus, ma voix n'atteignait pas ses oreilles, ma présence ne lui procurait aucune chaleur.

Devant mon ordinateur, les larmes ont afflué. Des minutes durant, presque une heure de torture durant laquelle je me suis demandé ce que signifiait la vie, pourquoi j'existais encore et comment je devrais vivre maintenant. Je comprends Papa. Vraiment, je partage ces émotions inconfortables, profondes, poignantes. En revanche, jamais je ne pourrais lui pardonner ce regard perdu dans le vide, cet évitement qu'il a eu à mon égard et ses non-réponses à tous mes appels.

Par la suite, une semaine après les funérailles, je me suis donné comme mission de l'accompagner, de me tenir à ses côtés. En des temps si durs, une famille reste soudée. C'est la loi, c'est comme ça. Une famille comme la nôtre ne devrait jamais se briser.

Et pourtant...

Et pourtant, Papa n'a jamais répondu à mes appels. Ce jeu du chat et de la souris a duré presque un mois, puis un deuxième. J'ai fini par abandonner. Moi aussi, je devais panser une blessure. Moi aussi, je souffrais. Je représentais sa progéniture, son « tout » avant que Maman ne parte. Très vite, j'ai compris que je n'étais plus un « tout » mais un « rien ». Comme si moi aussi je m'étais éteinte, à l'instar de cette sœur perdue dans les ténèbres à tout jamais. Papa m'a oublié comme il s'est oublié.

Alors, suivant les conseils de M. Zigouri, je me suis rabattue sur diverses jeux vidéo en solo. Je n'éprouvais pas l'envie de collaborer avec d'autres personnes, encore moins de m'énerver sur des ennemis situés dans les quatre recoins du monde. J'ai saigné des jeux, tels que tous les Pokemon en attente sur ma Switch, ou encore Horizon Zero Dawn. Je pense que je l'ai commencé au pire moment de ma vie, parce que le début de ce scénario post-apocalyptique n'épargne personne. Plus d'une fois, mon cœur s'est serré pendant cette terrible expérience de jeu. Je n'avais jamais rien vécu de tel. Mais je continuais, je ne lâchais rien, je ratissais les moindres recoins, réalisais chaque tâche annexe, lisais tous ces dialogues, perdus dans les méandres de mes pensées sombres.

Plus Diego tentait un rapprochement, plus je reculais. Je m'enfonçais dans un monde imaginaire dans lequel je me sentais en sécurité, dans lequel je gardais le contrôle. Il m'étais inconcevable d'en sortir. Parce que sortir signifiait ressentir, et je n'étais pas prête.

Pas sans un père pour m'épauler.

Et puis, le jour est venu où Diego a martelé la porte de ma chambre, bien décidé à ne pas s'interrompre avant que je lui ouvre. Avec un long soupir, j'ai ouvert ce battant. Au vu de sa réaction, j'ai tout de suite compris que je n'avais pas fière allure.

— Oh Lola, a-t-il lâché.

J'avoue que je m'attendais à une blague. Une part de moi, déçue, a esquissé un sourire comme s'il m'avait lâché une bêtise. Ses bras m'ont attrapé et, en quelques secondes, ma tête s'est retrouvée contre son torse. Lorsque j'ai entendu son cœur battre, les sanglots ont jailli. J'ai pensé à Maman, à son cœur qui ne battait plus, lui. J'ai pensé à Papa, à son cœur qui ne battait plus non plus, même s'il avait activé son mode de survie. C'était dur. Je ne me reconnaissais plus.

Diego ne m'avait jamais vraiment vue pleurer.

Il m'a serrée tellement fort que j'ai eu le sentiment enivrant de changer de planète, de réalité. Quand nous nous sommes séparés, je me sentais un peu mieux. Et puis, je me suis détestée d'aller mieux.

Maman était morte, putain ! Elle était morte, et un sourire béat s'affichait sur mon visage ?

Alors, je me suis remise à pleurer. Encore et encore. Diego est resté toute la soirée, m'a écoutée, ne m'a plus lâchée. Il a même attendu que je m'endorme avant de quitter le dortoir. Je me sentais moins seule, tout à coup. Pourtant, quand la porte s'est refermée derrière lui, j'ai tressauté, à moitié endormie. Ça a suffi à me réveiller.

J'ai attrapé mon téléphone, avec l'espoir de tomber sur une réponse de Papa. Mais je n'ai rencontré que le vide. Un vide intersidéral.

Depuis ce jour, j'en ai eu la certitude ; quelque chose s'est brisé entre nous. Notre famille n'a pas survécu et ne pouvait plus continuer. L'absence de Maman créait un fossé tellement grand qu'aucun de nous ne pouvait traverser, car aucune de nos constructions permettaient la mise en place d'un pont assez grand. Et puis, il ne ressentait tout simplement pas l'envie de le traverser.

D'accord, Papa. Tu souffres. Nous souffrons tous les deux. Si c'est trop dur pour toi, oublie-moi. Pour toujours et à jamais.

Je n'oublierai jamais ce jour-là. Parce que c'est le jour où, à mon sens, j'ai tout perdu. Une mère, une sœur, un père. De fille aimée, je me retrouvais dans ce statut d'orpheline rongée par les regrets. 

J'aurais pu faire autrement, j'aurais dû faire mieux.

Le jour où j'ai tout perduWaar verhalen tot leven komen. Ontdek het nu