Chapitre 18 : Enigma

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Dans la petite gargote, tous les regards étaient braqués sur la table numéro treize, au centre de la salle. Une mélodie entraînante pouvait s'y faire entendre. Farrah jouait au luth, Althea tenait une petite flûte en bois, et Eira faisait courir ses doigts sur une lyre bon marché. Aspen souriait, regardant tour à tour ses amis. Il était le seul qui ne sache pas jouer d'un instrument. Sa seule symphonie était le chant du fer.

Son regard s'attarda sur la reine, assise en face de lui. Son visage était apaisé, ses traits sereins, ses yeux à demi fermés, et un faible sourire s'étirait sur ses lèvres. Ses cheveux bruns dénoués encadraient sa figure d'ivoire. Pour la première fois depuis qu'ils avaient fui le Palais, elle était dans son élément, se souvenant des leçons de musique qu'elle avait reçues de ses précepteurs. Aspen se dit qu'elle était belle, très belle.

La mélodie s'acheva sur une longue note. Aussitôt, des applaudissements nourris retentirent. Althea posa la flûte et baissa la tête, laissant ses cheveux auburn recouvrir sa physionomie. La tenancière de la taverne s'approcha d'eux en se dandinant.

‒ Toutes mes félicitations ! s'écria-t-elle. Vous êtes vraiment doués. Comment s'appelle votre troupe ?

Le petit groupe échangea un regard.

‒ Enigma, répondit Eira à tout hasard.

‒ Je n'ai jamais entendu parler de vous, avoua l'aubergiste. Enfin, après cette représentation, votre réputation ne sera plus à faire.

Elle se tourna vers Aspen.

‒ Et toi, que sais-tu faire ? Es-tu un danseur ? Un acrobate ?

La femme avisa le glaive qu'il portait à la ceinture.

‒ Un lanceur d'épées ? essaya-t-elle encore.

‒ Euh, non, balbutia le brigand. Je suis... un acteur.

‒ Vous nous ferez bien une petite démonstration de vos talents ? J'ai une estrade au fond de mon établissement.

‒ Je ne pense pas que...

‒ Oh, ce serait avec plaisir ! le coupa la reine.

‒ Peut-être pourriez-vous vous jouer la fameuse scène de la pièce L'esprit de la musique ? Vous devez la connaître ?

‒ Oh oui, je connais la chanson ! s'écria Farrah.

‒ Bien sûr, accepta Eira. Pourrions-nous prendre quelques minutes pour réviser nos lignes et nous mettre dans le personnage ?

‒ Évidemment. Je vais vous conduire sur la scène.

La femme les mena vers le fond de la gargote et tira une épaisse tenture pourpre, dévoilant un plancher surélevé. Le petit groupe se glissa dans les coulisses.

‒ Qu'est-ce qui vous as pris ? s'énerva le jeune homme quand ils furent seuls. Je n'ai pas la moindre idée des lignes que je dois réciter !

‒ C'est ça qui va être drôle ! plaisanta Farrah.

‒ Cela aurait paru suspect que vous refusiez, plaida Eira, ignorant le jeune homme roux. Et je connais ce texte. J'ai lu la pièce il y a quelque temps, dans la bibliothèque du Palais. Elle est très populaire auprès des bylariens.

‒ Oh vraiment ?

‒ Oui, fit la souveraine sans se laisser décontenancer par son ton sec. La tragédie nous vient d'un poète de l'Empire d'Aranya et raconte l'histoire de Celthar, un jeune comédien qui sauve une demoiselle, Elatha, d'un mariage forcé. Ensemble, ils vont se produire sur les terres d'Ialu, mais Elatha sera pourchassée par des Inquisiteurs traquant la sorcellerie. Celthar va tenter de la protéger, mais sera gravement blessé au visage. Il va se réfugier dans un manoir en ruines, passant sa journée à chanter des chants d'amour funestes. Son amie va le retrouver grâce à sa voix, mais va le poignarder en le voyant, croyant avoir un démon en face d'elle. Alors qu'il se meurt, ils vont s'avouer leurs sentiments. C'est cette partie que nous aller jouer.

‒ Vraiment ? Et je vais devoir me tordre de douleur au sol, maquillé comme une courtisane ?

Althea sourit, imaginant la scène.

‒ En quelque sorte, oui, conclut Eira. Je vais vous apprendre les quelques phrases à réciter.

Aspen soupira.

‒ Farrah, est‒ce que tu peux te charger de me maquiller ? Et chanter à ma place ? Je me contenterais de bouger les lèvres.

‒ C'est comme si c'était fait, répondit son ami avec enthousiasme. Je n'ai pas envie de saigner des oreilles.

***

Eira apparut sur scène, dansant avec grâce. Elle portait une vieille robe d'Althea, au tissu d'un rose délavé. Dans les coulisses, la voix chaude de Farrah résonnait, chantant une litanie d'amour tragique. Guidée par son chant, la jeune femme s'avança en faisant des petits pas hésitants, la tête levée comme si elle cherchait la provenance du son.

Soudain, Aspen apparut, le visage couvert de peinture rouge savamment appliquée pour imiter du faux sang et de boue en guise de brûlures, la bouche ouverte et la main sur le torse pour faire croire que c'était lui qui chantait. La reine poussa un petit cri et sortit un couteau de sa poche. Elle fit semblant de le poignarder, et le brigand s'écroula au sol en gémissant.

Elatha, est-ce bien vous devant moi ? souffla-t-il, la main pressée sur sa blessure imaginaire.

Eira s'accroupît et caressa son visage du bout des doigts.

Celthar ? Que vous est-il arrivé ? Je ne vous reconnais point sous cette figure blessée !

Je me meurs, murmura-t-il encore.

Avant que vous ne déversiez vos pleurs,

J'ai une confession à vous délivrer :

Je vous ai toujours aimée.

Ô terrible agonie,

Cruelle souffrance,

Maudite douleur,

Éternel courroux,

Damné fardeau,

Sempiternelle existence,

Ténèbres immortelles,

Nuit sans fin,

Jour sans Aube !

Dans le public, les spectateurs retenaient leur souffle. La souveraine se jeta sur le corps de son ami en sanglotant, puis leurs regards s'aimantèrent. Bleu ciel et brun foncé. Les nuages qui s'évaporent dans l'atmosphère telle la haine qui se dissipe peu à peu, fondant comme neige au soleil, et l'hésitation du printemps après l'hiver, l'oiseau qui attend le bon courant de vent pour s'envoler. Sans réfléchir, Eira posa brièvement ses lèvres sur le front d'Aspen.

Sa tête retomba au sol, les yeux fermés. Le rideau tomba. Il y eut un instant de flottement. Puis l'audience se déchaîna, acclamant le nom de leur troupe fictive.

‒ C'était magique ! s'écria le chef du village tandis qu'ils redescendaient de l'estrade en passant par les coulisses. On aurait vraiment dit un premier et dernier baiser. Vous êtes fiancés ?

‒ On peut dire ça, marmonna Aspen en essuyant une trace de peinture qui lui restait sur le visage.

Soudain, la porte de la taverne s'ouvrît brusquement. Un homme se tenait sur le palier, les mains sur les genoux, hors d'haleine.

‒ La bête ! Elle a enlevé Aino ! balbutia‒t‒il.

Frozen TearsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant