Jour 78 :

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C'est le froid qui me réveille. J'ai l'impression détestable que cet hiver n'en finira jamais. J'ouvre un œil, grogne en me redressant. Ma joue colle au matelas, je sens les marques du drap imprimées sur mon visage. Mon corps est courbaturé, mais étrangement mon cœur semble moins lourd comme si on l'avait délesté de quelques grammes de plomb. La pièce est timidement éclairée d'une lumière blanche. Il neige dehors. Je me lève, m'approche de la fenêtre. La ville semble figée dans le temps par le froid anesthésiant. Les passants revêtissent tous des écharpes qui leur mangent la moitié du visage. En moins d'une minute, je note trois coups de klaxon, deux chutes de vélo. L'être humain peut se montrer si démuni face à la nature. Hel dirait probablement que c'est bien fait pour lui. Je souris à cette pensée en me demandant comment ma dépression a occupé sa nuit.

Je me souviens m'être endormie dans ses bras. J'ai longtemps senti ses ongles effleurer ma colonne vertébrale jusqu'à ce que le sommeil ne m'étreigne. Nous n'avons pas parlé du baiser, pas un seul instant. Je ne sais pas si c'est par nécessité. C'est arrivé, un point, c'est tout. Ça arrivera peut-être encore. Je crois que ni elle, ni moi ne voulons mettre de mot sur la situation absolument inimaginable qu'est la nôtre. Notre folie existe, nous choisissons de l'ignorer. Après tout, un fou ne l'est-il pas justement parce qu'il n'en a pas conscience ? Ce que nous sommes est trop flou pour moi, vertigineux pour elle. D'une manière ou d'une autre, nous sommes liés par quelque chose, libre à nous de savoir quoi exactement. J'attache rapidement mes cheveux et me glisse hors de la chambre.

Je déambule dans l'appartement en me frottant les yeux. Je passe dans le salon vide, arrive dans la cuisine. Je souris, elle est assise à la petite table près de la fenêtre. Comme moi, elle observe le monde extérieur, n'y trouve pas sa place. J'aime le contraste de sa silhouette noir sur le fond blanc, ça lui donne une dimension poétique dont je ne cherche pas à dessiner les contours. Une tasse de café est posée devant elle. Ça m'étonne, elle méprise d'ordinaire les aliments humains.

- Tu prends goût au café ?

Elle tourne la tête, me rend mon sourire même si je la devine fatiguée.

- Non, c'est pour toi.

- Il faut vraiment qu'on trouve un moyen de t'occuper quand je dors, je remarque en m'asseyant en face d'elle. Tu devrais essayer de lire. J'ai du Virginia Woolf dans ma bibliothèque.

- Tout sauf Woolf, grogne-t-elle en fendant son visage d'une grimace enfantine que je trouve profondément adorable.

- Allons bon, que t'a-t-elle fait ?

- Sa tristesse était si amère ! s'exclame-t-elle en battant l'air d'une main. J'ai failli en faire une overdose, j'ai bien cru qu'elle allait me tuer, râle-t-elle, visiblement agacée alors que je n'en crois pas mes oreilles.

- Attends... tu as connu Virginia Woolf ?

- Grâce à qui crois-tu qu'elle a découvert son penchant pour les femmes ? On s'est rencontré après la mort de sa mère, ça devait être en 1895 si mes souvenirs sont bons.

Le détachement avec lequel elle dit ça est révoltant. J'oublie rapidement mon café, porte toute mon attention sur ma colocataire qui cache visiblement encore de nombreux secrets.

- Tu as couché avec Virginia Woolf ? Tu étais sa dépression ? C'est à cause de toi qu'elle s'est suicidée ? Mais tu as quel âge exactement ?

- Calme-toi, joli cœur, il serait tragique que tu fasses une crise cardiaque, il est évident que je te préfère vivante, rit-elle en posant sur moi un regard tendre qui me retourne l'estomac. Et dois-je te rappeler qu'il est inconvenant de demander son âge à une femme ? sourit-elle en relevant légèrement la tête de manière bourgeoise.

Je roule des yeux, il faut toujours qu'elle en fasse trop, qu'elle s'efforce de garder cette dimension mystérieuse, un peu mystique comme une aura de brume qui la suit partout où qu'elle aille. Sarcastique, je rétorque :

- Dois-je te rappeler qu'il est inconvenant de s'inviter chez les gens ?

- Calme, j'ai dit, sourit-elle parce que je ne l'impressionne à aucun moment.

- Hel... allez, dis-moi, je quémande minablement parce que je m'autorise à présent certaines choses avec elle, quitte à perdre un brin de mon amour propre.

- C'est adorable quand mon prénom sort ainsi de ta bouche, vraiment tu es une humaine à croquer, s'amuse-t-elle en logeant son menton dans la paume de sa main.

Je soupire, comprends que ce n'est pas aujourd'hui que j'aurai le début d'une réponse.

- Mais si ça peut te rassurer, reprend-t-elle sans perdre son sourire, tu es bien plus délectable que Virginia Woolf.

Je prends le compliment. Elle est dans l'incapacité de me donner quoi que ce soit d'autre. Je la sais avare de sentiments, parfois si aride d'émotion. J'ai conscience que le chemin est encore long.

Le serpent avait l'air gentil.Where stories live. Discover now