La fleur au fusil

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~ Historique, Guerre, Souffrance physique et psychologique ~


Je sais que tu dois me détester. Au fond, je le devrais également, te détester. C'est une fatalité contre laquelle nous ne pouvons nous battre, une fatalité qui est devenue si prégnante que j'ai parfois l'impression de la lire dans les étoiles, dans le vent qui secoue les branches, dans la boue qui remplit mes bottes. Te rappelles-tu de ce qui existait avant cette haine tenace et étouffante ? Te rappelles-tu de ce à quoi ressemblait le monde avant de céder à la colère et à la violence ? Moi, j'ai tendance à l'oublier. Trop souvent.

Pourtant, je ne connaissais que très peu ces sentiments avant d'être mobilisé. Je voulais devenir bouquiniste. Tu n'imagines pas le visage de mon père lorsque je le lui ai annoncé. Comment un homme issu d'une famille de bouchers – et très fier de cet héritage – aurait pu concevoir que son fils aîné se plonge corps et âme dans de vieux bouquins jaunis par le temps ? Mais moi, j'ai toujours voulu travailler avec les livres. Il n'y en avait pas beaucoup chez moi, alors je me rendais tous les jours chez mon voisin. C'était un ancien aiguilleur* qui avait perdu l'usage d'une jambe en traversant une voie ferrée pour rattraper son chien. Ironique, n'est-ce pas ? Toujours est-il que cet homme possédait une immense bibliothèque. Je te jure, tu n'as jamais vu une telle collection de livres : ils s'étalaient sur une trentaine d'étagères, couraient le long des murs et s'entassaient sur les marches. Ils formaient des piles branlantes dans chaque pièce de la maison et égayaient cette dernière par le bruit que faisait la brise secouant leurs pages. Je crois que c'est le plus joli son que j'ai entendu de toute mon existence. Il y avait de tout : des romans classiques, des récits d'aventuriers, des livres d'alchimistes, des ouvrages scientifiques, des histoires illustrées, tout, tout, tout. Et le gamin que j'étais ne pouvait que s'en extasier. Tu sais, je pense que mon plus grand regret est de n'avoir jamais réussi à tout lire.

Quel est ton plus grand regret à toi ? Que me raconterais-tu de ta vie si tu pouvais parler ? Ô que je souhaiterais entendre le son de ta voix, juste une fois ; je suis certain qu'elle parviendrait à couvrir le bruit des obus éventrant la chair et la terre. As-tu une famille qui t'attend ? Très certainement... Je suis désolé que tu ne puisses la revoir.

Sûrement aimerais-tu que je me taise. Tu ne comprends même pas ce que je dis, n'est-ce pas ? Pourtant, je ne peux m'empêcher de parler. Il le faut. Il faut que je dise ce que j'ai sur le cœur, ce qui me hante depuis des mois, ce qui tente d'annihiler les dernières parcelles de ma raison. Penses-tu que je suis devenu fou ? Il m'arrive de me poser la question. A ton avis, à quel point l'être humain peut-il côtoyer la violence avant de perdre complètement la tête ? Quelle dose de violence sommes-nous capable d'encaisser avant qu'elle ne nous dévore ? Aucun homme présent ici ne rentrera indemne. C'est impossible. Peut-être vaut-il mieux que nous mourions, qu'en penses-tu ?

Cela fait deux jours que tu ne parviens plus à ouvrir les yeux. Au début, j'ai cru que c'était pour ne plus avoir à souffrir de ma vision. Mais tu te meurs, pas vrai ? Les râles qui s'échappaient de ta poitrine ne sont désormais que des sifflements aigus qui traversent péniblement la barrière de tes lèvres. La terre macule tellement ton visage que je ne parviens pas à distinguer tes traits, à peine le bleu de tes yeux que tu me refuses désormais de contempler. Es-tu horrifié de passer tes dernières heures aux côtés d'un Français ? J'ose espérer que non. J'ose espérer que, lorsque nous nous sommes retrouvés face à face sur ce champ de bataille, l'émotion que j'ai vue dans tes yeux était la même qui opacifiait les miens. La peur. L'épouvante. L'incompréhension. Le désespoir. La culpabilité.

Nous avons tiré en même temps. Peut-être ai-je eu plus de chance, peut-être que le bon Dieu m'a choisi ce jour-là, peut-être étais-tu trop terrifié pour viser juste, mais ma balle a traversé ton ventre quand la tienne s'est logée dans mon épaule. J'aurais pu t'achever. Lorsque tu t'es effondré sur moi, j'aurais pu faire un pas en arrière, te mettre en joue et te faire exploser le crâne. J'en ai été incapable.

Bouquet d'idéesWhere stories live. Discover now