Pièces détachées - Part 2

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LIANE

Je m'échoue sur le siège passager sans savoir comment mes jambes ont réussi à me porter jusqu'à la voiture. Aude quitte l'écran de son portable pour me jeter un regard en biais, doigt sur le contact et pied sur l'accélérateur.

- Je comprends toujours pas l'intérêt de venir ici et...

- Je t'expliquerai un jour, la coupé-je, la gorge sèche.

Je me tiens à la poignée de la portière, légèrement penchée en avant. Mes cheveux tombent sur mon visage, dissimulant les larmes brûlantes qui dévalent mes joues. Elles sont une dizaine à couler douloureusement le long de l'arête de mon nez. Aude démarre le moteur en trombe. Nous nous élançons hors du parking de l'hôpital. Engloutie par d'épaisses bouffées de chaleur, je baisse la vitre alors qu'Aude défie les limites en s'engageant sur la départementale déserte. Le vent de la nuit vient calmement s'emmêler dans mes cheveux, sécher les larmes sur mes pommettes. Je passe ma langue sur mes lèvres, ramassant les dernières accrochées à la commissure de ma bouche. 

Nous roulons. Nous roulons et il n'y a plus que mon corps qui va à contre-sens de ma raison, abandonnée aux abords de l'hôpital. Ma raison qui s'est brisée sur les récifs de la haine et de la peur.  Mon esprit, mon âme, mon cœur qui s'éboulent de l'intérieur. Nous roulons et il n'y a plus que ça, la route, la route qui file, interminable. Il y a cette sensation qui monte dans mes bras, s'engouffre dans ma tête, j'ai envie de me foutre en l'air, oui, de vivre quelque chose de fou. J'ai envie de quitter cette départementale linéaire, braquer violemment le volant à droite et m'enfoncer sur les terres silencieuses de la nature bordant les glissières. J'ai envie de foncer à travers l'inconnu sombre, rouler en travers, voir si la caisse tient le choc, la crasher peut-être. Faire valser le monde, clore mes paupières et oublier les contraintes de mon corps et de la réalité. Oublier que je ne suis qu'une poussière dans le ventre de l'univers qui survole la chaussée brune.

La chaussée comme une langue qui accroche, si lisse et on traverse un dôme de lampadaire et je vois mon ombre dans la fenêtre. Elle a le visage baigné de larmes.

Je n'ai pas envie qu'on m'apporte les lumières, je n'ai pas envie qu'on m'apporte les nuances. Je veux couler, les ténèbres m'attirent, cahots. Il n'y a plus que moi et l'encre poreuse de la nuit. Son manteau imperméable que seules les étoiles humides ont le pouvoir de percer. Il n'y a rien d'autre des folies des hommes que les grappes luisantes des villages éparpillés dans la campagne. Rien d'autre que la route qui se déroule devant la voiture, lente et sensuelle, langoureusement dangereuse, et mes bras qui tremblent, et mon envie de me foutre en l'air, et les clignotants dans le vague, et les loupiotes de la voiture qui font des guirlandes en éclair dans le puits sans fond du ciel, et les arbres qui attendent comme des putains sur le bord de la route, et ton pot d'échappement qui les met en colère, et les comètes lasses des phares, le grondement du moteur et moi qui suis son otage.

Et avec des « et » on refait le monde. C'est la voix douce d'Aude qui me tire hors du cercle vicieux de l'automutilation psychique :

- Tu voudras que je te maquille un peu ?

Vas-y Aude, vas-y. Et si tu pouvais repeindre le monde avec le blanc de mes yeux ça m'arrangerait.

Nous atteignons le sommet de la colline, la maison de Stefan sur son piédestal. Ses hautes grilles dorées. Je ne pensais jamais revenir ici. Je déglutis difficilement. Ma salive a le goût de vomi dans ma bouche.

Aude se gare en contre-bas du jardin. Elle allume les lumières avant de la voiture et sort sa trousse de maquillage. Après quelques retouches sur ses lèvres et son teint elle se tourne vers moi, sourire éclatant :

L'odeur des larmesWhere stories live. Discover now