10 - La désillusion de l'enfance (19 février 1968)

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Joëlle venait de trouver un livre sur la botanique. Elle espérait que son père voudrait bien le lui acheter. Elle voulait pouvoir approfondir sa connaissance des plantes. L'ouvrage détaillait la moindre pousse, qu'elle soit celle d'une minuscule mousse poussant dans le bassin méditerranéen ou celle d'arbres gigantesques d'Amérique du Nord. Elle n'était pas partie pour qu'on lui offre ce type d'ouvrage, mais le gardien des forêts qui l'élevait ne verrait pas d'objection à ce qu'elle s'intéresse à la nature. Il ne lui restait plus qu'à le convaincre qu'il lui fallait aussi le roman de Barjavel pour être comblé.

C'était le plus formidable des anniversaires qu'elle vivait. Elle n'aurait pas pu imaginer un plus beau voyage pour ses douze ans. Leur périple les avait menés non seulement au château des ducs comme prévu, mais également chez Decré. Sur le toit-terrasse de ce grand magasin avec sa vue sur le beffroi de l'église Sainte-Croix et les toits de Nantes, ils avaient regardé des enfants joués avec des bateaux en bois dans le bassin aménagé. Elle avait été étonnée de voir un plan d'eau sur le toit d'un immeuble. Son père lui avait expliqué que de l'autre côté de la Loire, il existait aussi une école maternelle à cinquante-deux mètres du sol, en haut d'un bâtiment plein de cases de couleur appelé la Maison radieuse. Elle avait alors commencé à rêver d'un futur où les gens pourraient aussi aller sur le toit de leur maison pour y installer un transat, et pourquoi pas une piscine.

Ils avaient flâné dans les rues du quartier Bouffay avec ses rues pavées étroites où elle avait vu une maison à colombage, puis ils avaient traversé la place royale et sa fontaine monumentale pour aller déjeuner à la Cigale en face du Théâtre Graslin. Elle avait pensé avoir vu tout ce que la ville avait de plus beau à offrir, c'était sans compter sur les dorures et illustrations de style art nouveau couvrant les murs de ce self-service qui auraient mérité de servir d'écrin à un restaurant gastronomique.

Nantes regorgeait de sites fantastiques qui n'étaient pas exploités comme ils auraient dû l'être. Beaucoup de bâtiments avaient subi les ravages du temps et ne demandaient qu'à être valorisés. Ça n'avait pas empêché Joëlle de ressentir le potentiel historique qu'ils avaient en eux. Pour elle, quand on se promenait dans une grande ville, c'était comme si l'on voyageait dans le passé.

Son père lui avait finalement annoncé qu'ils allaient aller à la librairie Durance pour qu'elle choisisse son cadeau. Ils avaient fait un détour par le passage Pommeraye pour y admirer ses devantures de magasin, son architecture, ses statues et sa verrière du dix-neuvième siècle. Joëlle avait trouvé ce lieu magique. Elle s'était imaginée duchesse en robe à crinoline descendant le grand escalier.

Il était aussi passé par la place du commerce et elle avait été étonnée de voir que certains immeubles se reposaient sur d'autres. Ils penchaient beaucoup et elle avait été plutôt impressionnée qu'ils ne s'effondrent pas. Ils n'avaient rien à envier à la Tour de Pise. Ils étaient tout aussi curieusement inclinés. Son père lui avait expliqué qu'ils avaient été construits sur des terrains marécageux et ils s'étaient enfoncés dans le sol mou. Il lui avait fait observer que plus ils montaient dans les étages, plus ils se redressaient pour être à l'horizontale au niveau du toit. En effet, elle avait pu constater que le premier étage penchait moins que le rez-de-chaussée et ainsi de suite jusqu'en haut.

Son père lui avait raconté qu'autrefois, Nantes avait été considérée comme étant la Venise de l'Ouest. Des canaux avaient parcouru ses rues. Malheureusement, ils avaient été comblés entre les deux grandes guerres à cause de problèmes de salubrité, mais aussi pour améliorer la circulation des véhicules qui étaient de plus en plus nombreux. Joëlle s'était dit qu'elle aurait adoré voir le visage de la ville au début du siècle.

Cette promenade s'était donc terminée dans la librairie Durance et alors qu'elle l'espérait sans trop y croire, son père venait d'accepter de lui prendre le livre sur la botanique. Il lui avait dit ressentir une certaine fierté au fait qu'elle s'intéresse à un sujet en rapport avec son métier. Il y voyait une sorte de transmission.

Should I stay or Should I goOù les histoires vivent. Découvrez maintenant