Chez soi

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10 : 10. Cleo avait fini sa journée. Elle hésita à rentrer chez elle. 'Chez moi. Comme si ces murs pouvaient être un chez moi', elle pensa. Cela faisait longtemps qu'elle ne se sentait plus à sa place dans cette maison-appartement. En fait, cela faisait un moment qu'elle ne se sentait plus à sa place nulle part. Il y avait cette chose lorsqu'on a aimé, lorsqu'on a donné, lorsqu'on s'est donné à l'autre, qu'elle ne pouvait expliquer clairement : une sensation désagréable de vide qui suivait après la rupture car cette personne était votre 'chez moi'. Elle pensa toujours que les personnes qu'elles avaient aimées, emportaient des parties d'elle-même avec elles – des parties qu'elle ne retrouverait jamais, des parties éparpillées un peu partout, perdues quelque part. Cette sensation de vide ne tenait pas au fait qu'elle fut à un moment donné, un sans-abri, mais simplement qu'elle se retrouvait sans abri. Sans 'chez moi'. Theo apparut dans ses pensées – du moins, son nom. Elle n'arrivait plus vraiment à distinguer les traits de son visage, ni de sa silhouette, ni du son de sa voix. Seules, demeuraient certaines de leurs discussions et ses émotions. Theo disparaissait et la hantait en même temps.

Une image de Theo à la gare avait pris place dans sa tête. Elle ne savait pas vraiment s'il s'agissait d'un souvenir ou d'un rêve qu'elle avait fait. L'image était floue, le son était dispersé entre plusieurs voix de différentes personnes. Elle entendait la voix d'une femme dans un haut-parleur grésillant sans pouvoir comprendre ses paroles. 'Mes souvenirs m'abandonnaient-ils aussi ?'. Elle ferma ses yeux pour se concentrer sur ce souvenir. Elle voyait désormais les ombres des personnes et l'image de Theo se dessinait de mieux en mieux. 'Elle bougeait ses lèvres. Elle me parlait mais aucun mot ne parvenait à mes oreilles'. Elle décida de s'arrêter là et d'aller préparer son déjeuner. Elle mit de la musique – celle-ci avait le don de calmer ses pensées et elle en avait besoin à ce moment justement.

Ses parents se disputaient souvent – tout le temps. Elle passa son adolescence à être son père et sa mère à la fois, les deux étant trop occupés à se crier dessus l'un l'autre. Son père trompa sa mère. Plusieurs fois. Avec plusieurs femmes. Alors, lorsque survenait une de leurs disputes, elle mettait son bon vieux casque de musique sur ses oreilles et s'enfermait dans un monde autre que sa réalité. Bien sûr, celle-ci finissait toujours par la rattraper – elle ne pouvait que la rattraper et ce, peu importe la vitesse à laquelle elle courait. Ainsi, lorsque la réalité l'obligea à lui faire face, la musique se mit à la consoler.

Elle mit l'album 'This Empty Northern Hemisphere' de Gregory Alan Isakov qu'elle adorait, et songea à la première écoute de celui-ci avec Lola. Elle sourit. Ensuite, elle prit son téléphone pour envoyer un message à Miko : Hey Miko, comment vas-tu ? J'espère que ta journée se passe bien. J'écoutais l'album This Empty Northern Hemisphere et j'ai pensé à Lol. Peux-tu lui demander comment elle va ? Dis-lui que je pense à elle s'il te plaît. Merci. Bonne journée.

Elle déjeuna et mit un film de Noël. Ce n'était certes pas encore la période mais ils étaient réconfortants d'une certaine façon. Après quelques minutes de visionnage, elle arrivait à peine à suivre avec ses pensées en ébullition. Plus elle tentait d'éviter la pensée Theo dans cette gare, plus celle-ci occupait ses pensées. 'Le fait de ne pas vouloir penser à une chose ou une personne, n'est-ce pas une autre façon de penser à cette même chose ou personne ?', elle s'interrogea. Elle se rendit à l'évidence qu'il lui était vain de lutter. Elle éteignit la télévision et ferma les yeux quelques instants. L'image s'était éclaircie : elle pouvait apercevoir les personnes, les trains et surtout, Theo. Elles étaient toutes les deux dans une gare et Theo avait une valise à la main. Ses paroles étaient devenues des chuchotements presqu'imperceptibles entre les voix des autres personnes et de la femme du haut-parleur. Celle-ci n'arrêtait pas de répéter que les portes du train allaient bientôt se fermer et que les derniers passagers devaient immédiatement rentrés dans le train. Elle vit Theo la regarder. Elles se tenaient l'une en face de l'autre. Theo pleurait et elle aussi. La vibration du téléphone de Cleo indiquant une notification l'interrompit dans son souvenir. C'était un message de Miko qui disait : Coucou petit chat ! Je vais bien et toi ? Tu es chou. Lol te salue et te fais pleins de bisous. Elle va bien. Elle passe encore la journée à écouter le vinyle. Passe une bonne journée. Bisous.

Cleo eut un léger sourire. Vers 15 : 30, après avoir fini la préparation de ses prochains cours, elle tenta l'expérience une nouvelle fois afin de découvrir les dires de Theo. Cette fois-ci, tout était devenu plus clair : la luminosité de la gare, le temps qu'il faisait, la couleur du train, les voix des personnes, Theo. Elle l'entendait. Theo avait du mal à parler car elle pleurait. Cleo regarda autour d'elle : le train partait pour l'Italie. Soudainement, tout lui revint : il s'agissait d'un souvenir enfoui de sa vingtaine. Theo repartait pour l'Italie après avoir passé quelques jours avec elle. Elle était vêtue d'une robe longue d'été - le même été où Theo lui avait dit qu'elle l'aimait pour la première fois et où elle ne sut quoi répondre. Elle l'aimait, il n'y avait aucun doute dessus. Elle en était même certaine depuis un moment déjà. Néanmoins, elle ne voulait pas que Theo pense qu'elle lui disait cela parce qu'elle l'avait dit en premier. Elle voulait que Theo sache qu'elle l'aimait depuis déjà pas mal de temps, que dès la première nuit, elle eut cette sensation de la connaître depuis des années. Mais elle ne répondit pas et Theo interpréta son silence comme une incertitude.

Theo avait une petite valise rouge avec des autocollants dessus : une photo de Cinque Terre, son groupe de musique préféré, et des chats entre autres. Elle regarda l'heure affichée sur l'écran ce qui la rendait d'autant plus anxieuse. Elle se trouvait entre l'attente et le doute. L'avait-elle dit trop tôt ? Tellement confuse, elle voulait demander à Cleo si ce qu'elle ressentait était réciproque mais elle ne voulait pas paraître faible à ses yeux. Elle laissa une larme s'échapper de son œil droit et l'essuya d'une main. Elle regarda en l'air et souffla comme pour se retenir de pleurer. La bouge dans la gorge, elle dit à Cleo que le train s'en irait si elle ne monte pas dedans. Elles se prirent dans les bras et dans leurs derniers moments, les mains de Theo se trouvèrent dans les siennes. Ses mains étaient toujours chaudes et avaient comme un air de 'chez moi' pour Cleo. Ses yeux qui étaient normalement d'un doux marron avaient tourné vers un marron rouge. La voix de la femme annonça pour la dernière fois que les portes de son train allaient bientôt se fermer. Theo lui dit au revoir et se retourna pour entrer dans le train. Cleo fut envahie d'une émotion assez étrange qui lui poussa à arrêter Theo en lui prenant la main. Il ne s'agissait pas de grand geste ou d'une déclaration d'amour tiré de films romantiques. Cleo savait ce qu'elle avait à faire désormais et elle savait aussi que Theo repartirait ensuite. Qu'elles s'appelleraient sur Skype quand Theo serait arrivé. Qu'elles se manqueraient l'une l'autre. Il ne s'agissait que de la nécessité que ressentait Cleo à lui avouer ses sentiments.

« Tu fais quoi ? Je vais rater mon train ! »

« Je sais. Et je ne veux pas que tu le rates. Je ne te demanderai pas de le louper pour moi. Je voulais juste que tu saches que... », elle chercha ses mots, se racla la gorge avant de reprendre : « Je te retrouverai. À mi-chemin entre toujours et à jamais... Si tu n'as pas encore compris, cela voulait dire que je t'aime... J'aurais dû te le d- » 

Theo l'embrassa en mettant ses bras autour de la nuque de Cleo une dernière fois cet été. Ce baiser avait une teinte plus chaude que les autres. Elle finit par entrer dans le train et Cleo la suivit du regard avant que le train ne démarre. Lorsqu'il démarra, Theo envoya un message à Cleo lui disant : J'en étais sûre ! Je le savais ! Tu aimes trop te faire désirer, je rêve ! Je t'aime aussi mon petit champignon. Elle l'aimait. Et ce fut le début et la fin de tout pour Cleo. Elle l'aimait et avec elle, Cleo se sentait bien. Elle se sentait comme à la maison. Theo était son 'chez moi'.  

Le bleu est aussi une couleur chaudeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant