Chapitre 19

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Le mariage, depuis longtemps qu'il s'en souvienne, à toujours été une tradition fondamentale dans la famille de Jordan. On ne présente pas une femme sans être certain de pouvoir lui passer la bague au doigt dans les années — que dis-je — dans les mois qui suivent la rencontre avec les parents. Ce doit être du sérieux.
Avec Alice, c'est allé très rapidement, sans encombres, chacun ayant le seul et même objectif : un mariage qui serait pour l'un et pour l'autre une étape dans leur parcours professionnel. À quoi bon dépenser autant d'argent, sinon, si ce n'est pour en tirer quelque chose. Dès le début de leur relation, ils étaient en accord sur ce point.
   Dire qu'il n'y a pas d'amour, ou du moins une certaine affection, serait un mensonge. Quand on vit avec quelqu'un et qu'on s'est fait à l'idée que la cohabitation durera un certain moment, un lien se créé inévitablement. Alice apprécie Jordan, Jordan apprécie Alice.
   Le père d'Alice, Paul Béricourt, possède un certain patrimoine qui pourrait faire des envieux. Le contact donc à avoir lorsque l'on souhaite financer une campagne. En échange ? Le parti que préside Jordan a promit de protéger sa fortune s'il est élu. Un mariage basé sur des fondations saines, en somme, qui vous oblige à faire preuve d'une certaine tendresse, histoire de préserver les liens.
En plus d'avoir prêté serment de financer la campagne de Jordan lorsque celui-ci se présentera aux prochaines élections, Paul est celui qui a mit les billets sur la table quand il s'agissait d'organiser ce mariage. Tout pour sa fille, son unique enfant, son diamant, sa perle précieuse, pour qui il a trouvé le meilleur parti possible : un futur Président de la République.
Lorsque l'on paye un mariage, on s'attend à avoir le dernier mot sur pas mal de choses. La couleur des nappes ? Non, ça, c'est une histoire de gonzesse, s'exlamerait-il. Lui, ce qu'il préfère, c'est choisir quel champagne sera distribué aux invités.
— Goûte celui-là, dit-il de sa voix forte, résonnante, tendant un nouveau fond de coupe à Jordan.
   Ce dernier n'est pas très alcool, ne l'a jamais été. Il ne saurait pas reconnaître un bon vin d'un mauvais vin. Il entretient avec ce qu'il considère comme un poison une relation de rejet complet qui remonte à assez loin dans son enfance — mais nous y reviendrons. Aujourd'hui, Jordan se doit de faire un terrible effort, car, rappelons-le, Paul Béricourt paye sa campagne et son mariage, forçons-nous donc un peu.
— Ouais, il est plus sucré celui-là, j'aime bien, déclare Jordan, d'un ton faussement assuré.
   Alors qu'en réalité, il a le même goût que les douze précédent qui sont passé devant lui.
   Paul tique. Ses papilles sont un peu plus sensibles que celles de son futur gendre. Cette bouteille le dérange, elle ne correspond pas au caractère de sa fille. Il manque quelque chose. Il lui faudrait quelque chose de plus... riche.
   — Thierry, qu'est-ce que t'as d'autres comme Grand Cru ?
Thierry, le caviste habituel de la famille Béricourt, un des plus réputés sur Paris, mais également un homme discret proche de la retraite — qui a emmagasiner un bon nombre d'années d'expérience dans le domaine — revient à la table avec une nouvelle bouteille. Jordan souffle silencieusement. Quand est-ce que ça va se terminer ?
   L'homme verse deux nouvelles coupes. C'est à cet instant que commence le cinéma de Paul, dont tous les sens sont en éveil. Paul lève sa coupe au niveau de son oreille, écoutant le crépitement des bulles qui remontent à la surface, et imposant par ce simple le geste le silence dans la pièce. Plus il lève le verre devant ses yeux, en observe la robe, dorée ; sent ses arômes... des pinots noirs ? devine t-il, en fin connaisseur.
   — Goûtons maintenant.
   Jordan, qui faisait semblant de sentir jusque-là, sa coupe sous le nez, attendant le signal de son beau-père, prend une gorgée.
   Son sang ne fait qu'un tour. Le goût. Il a le goût des lèvres de Gabriel. C'est le champagne qu'a bu Gabriel le soir où il l'a embrassé.
   Jordan a subitement chaud. Il étouffe, comme si la température de la pièce — pourtant gardée fraîche, afin d'y stocker les bouteilles de champagne — avait prit plusieurs degrés en plus.
   — C'est exactement ce qu'il faut, s'exclame Paul, tapant du poing sur la table, soudainement enjoué et heureux d'avoir trouvé chaussure à son pied.
   — Euh, vous êtes sûr ? balbutie Jordan, je veux dire, celle d'avant était pas mal non ?
   Il dessert le col de sa chemise. Pourquoi est-ce qu'il fait si chaud. Il n'y a pas la clim ici ?
   — Thierry, s'écrie Paul à nouveau, ignorant la remarque de son gendre, tu me mets deux caisses de ça pour demain matin.
   Ce n'est pas possible. Jordan croit rêver. De la quinzaine de bouteilles qu'ils ont goûté, il fallait de 1. ils tombent sur le même que celui qui fut servi à La Rotonde ; et de 2. que Paul Béricourt le choisisse pour le mariage de sa fille. Si seulement Jordan avait son mot à dire, s'il seulement il pouvait décider ne serait-ce que la moindre chose dans ce satané mariage. Résultat, il va se retrouver à servir un champagne qui le goût du baisé qu'il a échangé avec Gabriel, de ses lèvres, douces, fruitées, acides. Jordan sent son estomac se retourner en y repensant. Non, reprends toi. Comment peux-tu. Une erreur. C'était une erreur. Ce n'est pas arrivé. Tu es un homme bientôt marié, Jordan.

La raison du plus fort (Bardella x Attal)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant