Chapitre 24

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   — Laisse-moi t'expliquer...
   La phrase de Gabriel sonne comme une prière, sa voix résonne dans le silence du hall de son immeuble. Il remarque la main de Jordan, crispée sur la poignée de la porte de sortie, se détachant du ciel nocturne derrière lui. Au moindre faux pas, il partira, et Gabriel aura tout perdu.
— M'expliquer quoi ?
   Les yeux mouillées par les larmes, le ton de Jordan est sec, cassant. Parce qu'il se sent humilié, d'abord par Hugo, surtout par Gabriel, comme s'ils l'avaient forcé, malgré lui, à assister à ce tableau cruel.
— Tu n'as pas de comptes à me rendre non ? ajoute t-il, on n'est rien, l'un pour l'autre, après tout.
   Ses mots sont durs, atteignent Gabriel en plein cœur. Le sont aussi pour Jordan, qui se rend compte de ce qu'ils signifient au moment où ils traversent la frontière de ses lèvres, comme un sentence qu'il se donne à lui-même et qu'il impose à Gabriel.
   — Ne dit pas ça... souffle ce dernier.
   — C'est vrai pourtant.
— Non, ce n'est pas vrai.
Parce qu'il est temps que Gabriel le reconnaisse, qu'il mette fin au déni dans lequel il s'est maintenu de force. Il y a quelque chose entre eux. À la manière dont son cœur s'enflamme lorsqu'il aperçoit Jordan, à la manière dont il perd ses moyens lorsqu'il l'effleure, à la manière dont toute ses pensées reviennent systématiquement vers lui, et bien sûr, à la façon dont il a attendu, ces trois derniers jours, chaque heure, chaque minute, chaque seconde, un message, un signe, un peu d'attention de sa part.
— Tu m'as repoussé, la dernière fois. Pourquoi ?
   — Parce que tu n'es même pas certain d'être...
   Gabriel se rattrape, comme si le mot gay pouvait effrayer Jordan, le faire fuir. Il n'a pas le droit à l'erreur, s'il ne veut pas le voir disparaître.
— ... d'aimer les hommes.
— Donc il a raison, conclue Jordan dont le regard transpire le mépris, la déception — envers Gabriel ou envers lui-même, il n'est pas sûr — , tu préfères les hommes qui savent. Les hommes comme lui.
   Sa voix s'étrangle sur ses derniers mots. Gabriel préfère les hommes comme Hugo, pas comme lui. Gabriel aime peut-être même Hugo. Cette réalité lui est douloureuse à admettre, lui retourne les tripes.
   — Tu penses que je préfère Hugo à toi ?
— Tu m'as repoussé parce que tu-
   — Tu penses que je préfère Hugo à toi ? répète Gabriel, haussant la voix et avançant d'un pas vigilant.
Jordan tressaille, resserre plus fort la poignée dans la paume de sa main, une manière rassurante de se raccrocher au sol sous ses pas, devant cette atmosphère qu'il sent se charger dangereusement en électricité.
— Pourquoi tu ne m'as pas dit que tu avais quelqu'un ? demande t-il, contrôlant les tremblements dans sa voix.
— Pourquoi tu ne m'as pas dit que tu allais te marier ?
   Gabriel prend en confiance, avance encore vers Jordan qu'il voit s'appuyer sur la porte, le dos collé à la vitre, comme s'il essayait de maintenir une distance de sécurité entre eux.
— Ce n'est que deux signatures sur un bout de papier... souffle t-il d'une voix faible.
   — Ou une manière de fuir qui tu es.
Moins d'un mètre les sépare désormais. Jordan pourrait pousser la porte derrière lui, prendre ses jambes à son cou s'il le voulait. Rien ne l'en empêcherait. Il reste pourtant scotché sur place, ses deux jambes comme clouées au sol, paralysé, envoûté par l'assurance qui émane du corps du Gabriel, par l'intensité de son regard sous lequel il se sent fondre, et qui lui fait ressentir toute sa vulnérabilité qu'il sait habituellement si bien refouler.
   — Tu ne sais rien... s'étrangle t-il, fragilisé par sa proximité avec Gabriel.
   Et plus celui-ci se rapproche, plus Jordan se sent perdre pied, plus les occasions de s'échapper se perdent une à une. Tant pis, c'est déjà trop tard, il ressent déjà le souffle chaud de Gabriel sur le bas de son visage.
   — Ce n'est pas juste... chuchote ce dernier, comme un secret qu'il partage à Jordan.
   Celui-ci tressaille à nouveau, voit le regard de Gabriel se poser sur ses lèvres. Il n'est plus capable d'aligner deux pensées cohérentes, n'est plus capable de penser tout court.
Dans l'esprit de Gabriel face à lui, c'est tout le contraire. Ses idées se répercutent dans tous les sens à une vitesse folle et incontrôlable, il suppose toutes les conséquences possibles de l'acte qu'il s'apprête à faire, le tout dans une continuité illogique ; il en revient toujours au même point : à l'instant présent, au monde physique et matériel autour de lui, aux lèvres de Jordan si près des siennes.
— Tu m'as tellement manqué... murmure t-il enfin — un cri du cœur —avant de poser ses lèvres sur celles de Jordan, taisant ainsi le capharnaüm dans sa tête.

   C'est un baisé qui n'a rien de tendre, entaché de tous les reproches qu'aucun n'a su exprimer correctement. Un baisé au goût salé des larmes séchées de Jordan et qui resserre le cœur de Gabriel.
   C'est un baisé qui remplace les mots, les insultes, qui remplace les Tu n'aurais pas dû te marier avec Alice, Je déteste Hugo pour ce qu'il a de toi et que je n'ai pas, Ne rentre pas dans ma vie si tu n'es pas sûr d'y rester.
   Des mots douloureux traduits par les mouvements brusques de leurs lèvres, par leurs mains coupables et abruptes qui ne savent pas où se placer. L'impression pour chacun d'enfreindre une loi, dont celle de toucher l'autre.
Jordan mord accidentellement la lèvre de Gabriel. Ce dernier ressent une douleur vive, se détache instinctivement de Jordan, qui profite de sa faiblesse pour le repousser de ses deux mains. Gabriel est surpris par ce geste brusque, aperçoit dans le regard de Jordan une seconde de colère, de ressentiment, remplacée très vite par un désir puissant et immodéré. Dans ses deux prunelles semblent brûler deux flammes dévorantes que Gabriel a lui-même allumé.
   Jordan élimine la distance qu'il vient de créer, se rejette sur les lèvres de Gabriel qu'il plaque contre le mur de boîte aux lettres derrière lui, produisant un choc métallique dans l'air. Toute la frustration refoulée, la jalousie qu'il vient d'endurer malgré lui, le manque aussi, ces nuits dans sa chambre d'hôtel de Strasbourg à n'avoir pensé qu'à lui, se ressent dans la violence de ce baisé.
   Leurs langues se cherchent, se trouvent. Ils s'embrassent à en perdre le souffle, dans la résonance de ce hall d'immeuble vide, libère chacun de manière incontrôlable et avec agressivité cette pulsion qui leur étreignait le cœur, le corps.
   Oui, un baisé qui n'a rien de tendre.

   Il fallait attendre que l'air manque dans leurs poumons pour que Jordan enfin se détache des lèvres de Gabriel, haletant, plonge ses yeux dans les siens, essaie d'y lire quelque chose, n'importe quoi, en vain. Gabriel accuse le coup, le cœur battant, l'adrénaline qui coule dans ses veines. Il a à peine le temps de reprendre son souffle que Jordan lui lâche au visage, comme une menace, une manière de l'intimider presque, ces mots qui lui retourne l'estomac :
— J'espère que je suis assez gay pour toi maintenant.

La raison du plus fort (Bardella x Attal)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant