La mort de mon père

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Mes parents sont morts quand j'avais dix-sept ans. Ils se sont tués dans un terrible accident de la circulation. C'est difficile à imaginer lorsque l'on sait que, dans notre monde ultra sécurisé, tous les véhicules sont bridés. Ils sont de plus munis d'un transmetteur GPS fournissant en permanence la position et la vitesse à l'AdR (Administration des Routes). Les véhicules sont encore commandés par leurs pilotes, mais un ordinateur de bord et des capteurs plein les routes veillent au strict respect des vitesses et des règles de circulation. Aucune infraction n'est tolérée. La prison est instantanée. Mais mon père aimait la vitesse. Il aimait la course. Et il avait beaucoup d'argent. Dès lors, rien d'étonnant à ce qu'il ait pu disposer d'un véhicule discrètement modifié. C'était un vrai bolide. Lui et ma mère aimaient partir en virée sur les grandes autoroutes campagnardes afin de pulvériser quelques records de vitesse, en toute impunité.

La vérité, c'est que mes parents avaient fait partie des premiers Objectivés. À l'époque, la méthode n'était pas encore parfaite, et il restait à mes parents quelques soupçons de l'ancienne humanité, dont cette ivresse de la vitesse et ce goût de l'interdit. Ils ont percuté un véhicule de fret automatique transportant de la viande bovine de synthèse, à la sortie d'un virage mal négocié. Les multiples airbags à liquides supersoniques et les zones à déformations programmées de leur bolide et du véhicule de fret leur ont sauvé la vie.

Mais pas longtemps.

Juste de quoi me rendre en hélicoptère personnel à l'hôpital où ils avaient été emmenés. Lorsque je suis entré dans leur chambre, ma mère était dans le coma, techniquement décédée, et des robots chirurgicaux s'affairaient pour récupérer au plus vite les organes qui pouvaient être sauvés (le clonage thérapeutique était une technologie au point, permettant le remplacement d'organes sans risque de rejet, mais sa réactivité n'était pas encore suffisante pour pleinement satisfaire les besoins des patients, encore avides d'organes prélevés sur les morts). Mon père, lui, était encore vivant, même si les robots papillonnaient déjà autour de lui pour établir le diagnostic pré-mortem et estimer ce qui pourrait être récupéré. Par décence, son corps affreusement mutilé m'était en partie caché par un écran polarisé. J'appris plus tard que son buste était quasiment sectionné en deux et que sa colonne vertébrale avait traversé ses viscères.

Lorsqu'il me vit, avec des trémolos dans la voix, mon père me dit qu'il était terriblement désolé. Je mis sa réaction inhabituellement attentionnée sur le compte des drogues qu'on lui avait injectées. Mais lorsqu'il me dit qu'il venait de faire placer sur un compte spécial une petite fortune qui m'était destinée – en lieu et place du don intégral et volontaire à l'État qui était désormais la norme –, je faillis me retourner pour regarder si j'étais filmé. Pris d'un soudain malaise, je pensais que tout ça n'était qu'une mise en scène. Le type en train d'agoniser devant moi n'était pas mon père. Ce n'était pas possible. Il ne lui ressemblait pas. Mais en fait, si, justement.

C'était bien lui.

C'était peut-être même la première fois de toute mon existence que je voyais mon vrai père. Le choc du traumatisme avait submergé la relative incomplétude de son objectivation et, pour la première fois, la barricade artificielle qui s'était toujours dressée entre moi et mon père avait cédé. Je le vis pleurer à chaudes larmes, jeter des regards paniqués vers le cadavre de sa femme, et hurler après les robots qui avaient déjà commencé à le découper. Sans doute pour la première fois de son existence, mon père ressentait les choses comme un véritable être humain. Le passage d'un détachement artificiel aux sensations brutes d'un humain mortellement accidenté a dû être un choc épouvantable.

En lui tenant la main, je l'ai regardé mourir.

J'ai vu son regard s'éteindre.

En quelques minutes à peine, j'ai vu son humanité affluer et refluer. J'ai quitté la salle en pleurant, pour ne pas voir les robots le mettre en pièces, pour ne pas voir des machines recycler sa chair morte pour en rééquiper les vivants.

NéantTempat cerita menjadi hidup. Temukan sekarang