Elizabeth

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Dégoûté par mes échecs, frisant la trentaine, je décidai d'abandonner ma quête mystique et de réapprendre à vivre, tout simplement. Je rencontrai une jeune femme un peu perdue, une certaine Élizabeth, que je trouvais absolument magnifique, et qui me faisait fondre d'un simple sourire, ou juste avec son regard. Élizabeth me ressemblait beaucoup. Comme moi, elle avait en aversion le matérialisme et ses dérives. Comme moi, elle avait tenté l'expérience de l'objectivation réversible. Comme moi, elle en était revenue. Elle ne se voilait nullement la face sur notre animalité. Elle n'occultait pas le fait que nous n'étions que des menteurs égoïstes, capables de nous berner nous-mêmes. Au contraire, elle embrassait notre touchante et absolue naïveté, elle vivait et se délectait des illusions propres à la nature humaine. Lorsqu'elle tombait amoureuse, elle savait pertinemment qu'elle n'était que la marionnette de sa physiologie, mais elle n'en avait cure. Elle laissait libre cours à son instinct, celui-là même qui était programmé pour « aimer » ou, tout au moins, qui était programmé pour faire ressentir quelque chose de positif à son substrat. Je tombai fou amoureux d'Élizabeth. Lentement, patiemment, elle me rendit mon amour, et nous passâmes quelques temps ensemble, sans doute les plus belles années de ma vie. Je crus avoir enfin trouvé ma raison de vivre.

Mais un jour, elle disparut.

Elle me laissa juste un mot, m'expliquant qu'elle avait peur de continuer de vivre avec quelqu'un qui, pensait-elle, risquait de replonger dans la folie mystique à tout instant. Elle était capable d'oublier ce qu'elle savait de la nature humaine, elle était capable d'oublier à quel point son existence était futile et déprimante, mais elle savait tout aussi bien que, moi, j'en étais incapable. À ce moment, je me maudis de ne pas lui avoir menti sur mon passé. J'aurais très bien pu prétendre être un simple artiste – j'avais quelque talent, et c'était d'ailleurs au cours d'une séance de dessin que nous nous étions rencontrés. Mais, au fond, elle avait raison. J'étais un fou qui avait simplement tourné le dos à l'abîme pour ne plus le voir, mais qui continuait de flirter avec le vide. Je me gavais d'antidépresseurs et, sans trop savoir comment, je parvins à oublier Élizabeth.

Après cet intermède de pseudo artiste amoureux, je décidai de me mettre au sport. Infoutu de pratiquer la moindre activité un tant soit peu tactique ou technique, j'optai pour la force pure : la musculation. C'était bête et méchant, mais cela me permettait de sentir mon corps. Les muscles meurtris par les séances d'abdos et de développés-couchés, je redécouvrais toute la biologie de mon organisme. Je m'attelais à raffermir ma sangle abdominale de manière à mieux maintenir mes viscères. Le visage crispé par la douleur, je ressentais la moindre de mes articulations, aussi synthétiques furent-elles. Et hors de question de faire de l'électrostimulation. Je ne voulais pas un corps d'Apollon livré clefs en mains sans efforts. Non. Au contraire. Je voulais en chier.

Je fis aussi une rencontre.

Il s'appelait Marcus Phénix.

C'était un gigantesque Black à la musculature démesurée. Il n'arrêtait pas de dire que son objectif dans la vie, c'était de devenir « énorme » (comprendre : une montagne de muscles). Pourtant, il occupait déjà pas mal de place, mais d'après lui il pouvait encore gagner jusqu'à plusieurs centaines de grammes de chair par séance, pourvu qu'elle soit « scientifiquement préparée ». Il me fascinait. J'adorais le regarder travailler. Inlassablement, il recommençait les mêmes gestes, inlassablement, il torturait son corps en hurlant. À chaque séance, il allait plus loin : il soulevait plus de masse, ses gestes étaient plus amples, ses répétitions plus nombreuses. Il m'expliquait qu'avec du repos et une alimentation adaptée, il pouvait devenir une montagne. Moi, j'arrivais à peine à le suivre dans ses échauffements ou dans ses étirements. Marcus appelait ça des « mouvements isométriques ». Je n'ai jamais su ce que ces mouvements avaient de plus « isométriques » que les autres, mais j'aimais bien ce jargon. J'appréciais vraiment de passer du temps avec lui. Un jour, il me proposa d'aller déjeuner avec lui, au fast-food du coin. Il m'expliqua que, malgré son train de vie d'athlète et en dépit de tous ses efforts, il ne pouvait s'empêcher de se taper un bon gros hamburger bien gras et bien salé. Juste de temps en temps. Pour le goût. Marcus succombait à son « instinct carnassier », comme il disait. Je refusai poliment. Et pour cause : je n'avais plus d'estomac depuis l'âge de 7 mois. Mais je me voyais mal le lui expliquer, alors je prétendis que je n'avais pas faim. Et, quelque part, c'était vrai. Je n'avais pas faim.

NéantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant