Chapitre 1 - Coquette somme

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Edmond adorait ces fins d'après-midi chez sa vieille amie Lucie.

Sauf lorsqu'elle partait en vacances sur la Côte d'Azur, et cela lui arrivait encore souvent malgré ses soixante-treize printemps, c'était immuable : chaque mardi et chaque jeudi, il lui rendait visite sur les 16 heures dans sa grande maison à la sortie de Dole.

Ils prenaient alors le thé.

Un thé sublime que leur préparait Gilda qui, outre son office de dame de compagnie de Lucie, remplissait aussi auprès d'elle l'emploi de cuisinière.

Pour accompagner le thé, elle cuisinait des biscuits, le plus souvent des tuiles aux amandes qui étaient à se damner.

Edmond aimait plus que tout Lucie, bien sûr, cette femme spirituelle si cultivée qu'il connaissait depuis plus d'un demi-siècle, mais il appréciait aussi l'ambiance unique qui émanait de cette vieille demeure de style qu'elle tenait de ses parents décédés depuis longtemps.

Le parc à l'extérieur était certes un peu à l'abandon mais cela avait son charme, toute cette végétation mal entretenue. Le lierre et la vigne vierge, surtout, envahissaient les murs de la maison et ceux des dépendances, arrivant à cacher presque des pans entiers des constructions.

A l'intérieur, du moins dans la partie qu'habitaient Lucie et Gilda car la maison était si grande qu'au moins les deux tiers en étaient désormais inutilisés, on se serait cru dans un musée colonial : le grand-père paternel de Lucie avait vécu pendant de nombreuses années aux Indes d'où il avait rapporté, outre l'immense fortune qu'il y avait amassée, un extraordinaire capharnaüm dont subsistaient là de nombreux vestiges ayant survécu au temps comme par miracle.

Il y avait toutes sortes d'objets en ivoire, d'innombrables statuettes en bois rares, des armes d'indigènes, des animaux naturalisés, des porcelaines et même des pièces d'ameublement exotiques.

Un endroit étrange où planaient les souvenirs, calme, paisible, hors du temps, propice au repos et à la rêverie.

Un endroit comme on ne pouvait en voir nulle part ailleurs.

Lucie était veuve et n'avait plus ses parents : en l'espace de deux ans, elle avait successivement perdu d'abord son père, puis son mari dans la même année, et enfin sa mère l'année suivante.

Elle n'avait jamais eu d'enfants.

Edmond aussi était veuf, à peu près dans la même situation, et, s'ils avaient toujours été liés par une amitié qu'ils disaient indéfectible, la solitude semblait les avoir encore rapprochés.

Il n'aurait sans doute pas été de bon aloi de parler d'amour à leur âge et tous deux préféraient considérer que le terme de grande affection était plus approprié...

Ce jeudi après-midi-là, Edmond avait été quelque peu surpris lorsque, à peine assis, Lucie l'avait entrepris sur un sujet qu'elle n'abordait d'ordinaire pratiquement jamais : l'argent.

Ou, plus exactement, son argent. Et même, encore plus précisément, la question de son héritage.

- Tu sais, bien sûr, lui dit-elle, qu'étant veuve sans enfants et n'ayant ni frères ni sœurs, outre le fait que je n'ai plus non plus mes parents, je puis disposer à ma guise de l'intégralité de mes biens dans mon testament : comme dirait le notaire, en l'absence d'héritiers réservataires, la quotité disponible est constituée de l'ensemble de mon patrimoine.

- Oui, j'ai bien compris, dit Edmond, tu lègueras tes biens à qui tu voudras, même à une œuvre de bienfaisance si bon te semble.

- Je ne pousserai pas la bonté jusque là, dit Lucie en le regardant par-dessus ses lunettes. Moi, tu sais, les œuvres de bienfaisance, je ne leur accorde qu'une confiance modérée. Après tout ce qu'on a pu voir en matière de détournement des fonds des donateurs au profit des dirigeants de certaines de ces œuvres, je parlerais presque d'œuvres de malfaisance.

Edmond rit de bon cœur.

- Tu as de ces expressions ! Et la dent dure : ce ne sont pas tous des escrocs...

- Peut-être pas tous mais il y en a, tu en conviendras. Et puis, de toute façon, tu sais ce que je pense de la charité et des culs bénis.

- Oh, Lucie, s'indigna faussement Edmond, de tels propos dans ta bouche ! Moi qui te croyais une femme charitable. Mais tu es une vieille dame indigne !

- Ah ah, ne joue pas les enfants de chœur, tu n'es pas plus versé que moi dans toutes ces fadaises. Tiens, ce n'est pas difficile, je préfèrerais encore tout te léguer.

- Merci, Madame est trop bonne, dit Edmond.

Elle était en forme, cette après-midi, Lucie ! Ils rirent de la tournure de la conversation.

Gilda apportait le thé et les gâteaux sur un beau plateau argenté.

- Mais, reprit-il en prenant délicatement sa tasse en porcelaine de Chine, tu sais bien que je n'accepterais pas, d'une part parce que je n'ai vraiment pas besoin d'argent, et d'autre part parce que tu as tes trois neveux.

Edmond était ce qu'on pouvait qualifier de retraité très aisé. Il avait été pharmacien, propriétaire de trois officines.

- Justement, dit Lucie, tu viens de mettre le doigt là où je voulais en venir : mes neveux. D'abord, peut-on vraiment parler de neveux ? Il s'agit en fait des trois fils du frère de mon époux décédé. Ils ne sont donc pas issus de ma famille à proprement parler mais de celle de feu mon mari. Je ne les vois que chaque 36 du mois et ils semblent n'avoir de respect pour rien. Deux d'entre eux sont mariés avec des dindes cupides et le troisième ne fait rien de bon à part courir le guilledou : il travaille quand il en a le temps et flambe aussitôt le peu qu'il gagne. Si je lui lègue de l'argent, il le dilapidera sans vergogne et surtout sans respect pour celui qui l'avait gagné.

- En somme, tu voudrais léguer de l'argent mais avoir le contrôle sur la façon dont il sera dépensé ? Mais c'est impossible, très chère.

- Non, ce n'est pas cela, mais je voudrais au moins qu'il soit employé à bon escient, à se faire une situation, à améliorer sa condition, et non pas gaspillé à tous les vents pour jouer les m'as-tu-vu.

- Je vois, dit Edmond. Et, sans indiscrétion, tes neveux auraient de quoi jouer réellement les m'as-tu-vu avec ce que tu leur léguerais ? Il y a certes cette maison et ta petite villa sur la Côte mais il faudrait vendre...

- Tu me demandes à combien se monte l'héritage ? l'interrompit-elle doucement.

- Ne me réponds pas, si tu ne veux pas le dire, dit Edmond. Le montant du mien, je te le dis en toute franchise, est d'un peu plus de quatre millions et demi d'euros sans compter ma maison dont j'ignore la valeur.

Lucie le regarda mais ne cilla pas.

- Sans cette maison où nous sommes en ce moment et la villa de Saint-Raphaël, le mien s'élève à un peu plus de quarante-huit millions, dit-elle.

Edmond savait qu'il arrivait encore à Lucie de parler en francs, et même en anciens francs.

- Quarante-huit millions de centimes, tu veux dire quatre-cent-quatre-vingt mille francs, précisa-t-il.

- Allons, Edmond, ne me prends pas pour une vieille gâteuse : quarante-huit millions d'euros.

Edmond faillit laisser tomber sa tasse.



Un bel héritageWhere stories live. Discover now