Chapitre 3 - Cyril et sa godiche

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Le téléphone sonna chez Lucie ce vendredi soir.

- C'est moi, très chère, dit Edmond. Ca y est, j'ai rempli ma mission comme convenu : tes neveux sont prévenus.

- Et alors, comment ont-ils pris la chose ? demanda Lucie.

- Ecoute, j'ai volontairement noirci le tableau en leur disant que tu avais eu un accident cardiaque considéré comme très grave, que le cardiologue ne donnait pas cher de toi si tu en avais un second, et qu'il fallait donc désormais que tu te ménages le plus possible. J'ai suggéré que tout cela n'augurait rien de bon, bref, que s'ils voulaient revoir leur tante tant qu'elle était vivante, il ne faudrait peut-être pas trop qu'ils tardent, enfin tu imagines ce que je leur ai brossé.

- Ah ah ah, tu m'as presque poussée dans la tombe !

- Oui, toi qui as une santé de fer ! Mais il le fallait si nous voulions atteindre le résultat escompté, non ? En tout cas le plus âgé des trois, Cyril, qui habite Dijon, se propose de venir te voir avec son épouse dès mardi en fin d'après-midi, ce qui tombe bien puisque je serai chez toi.

- A la bonne heure ! dit Lucie. Et les deux autres ?

- Le célibataire Franck, qui vit aussi à Dijon, viendra jeudi vers 18 heures.

- Ce qui est parfait aussi. Et le dernier, Olivier ?

- Celui de Beaune. Il ne sait pas. Il m'a parlé comme s'il avait un emploi du temps de ministre, arguant aussi du fait qu'il devait se cadrer avec son épouse. Il m'a dit qu'il te rappellerait pour te prévenir de sa visite mais je t'avoue que j'ai plutôt senti que tout cela le barbait.

- Nous verrons bien, dit Lucie. Je te dis à mardi après-midi, comme d'habitude alors ?

- Compte sur moi, je n'ai pas envie de manquer cela !

Il raccrocha.

Le plan prenait forme...

Le mardi suivant, Edmond arriva comme de coutume vers 16 heures.

Lucie et lui venaient de finir le thé lorsqu'arrivèrent Cyril et son épouse, accompagnés de leur fils unique, Dylan, qui devait avoir dans les 6 ou 7 ans, était haut comme trois pommes mais semblait véritablement avoir le diable dans la peau.

Lucie s'était installée dans un grand fauteuil profond du salon et avait le bas du corps entièrement recouvert d'un plaid en tissu écossais. Pour une fois, elle ne s'était pas maquillée du tout et était volontairement mal coiffée, ce qui lui donnait une mauvaise mine que ne lui connaissait pas Edmond.

- Tatie Lucie ! Alors comment ça va ? lui lança Cyril d'un air faussement jovial en venant l'embrasser.

- Bah, tout doux tout toux, répondit Lucie d'une petite voix faible.

Il était vêtu d'un costume pied de poule, d'une chemise rose et d'une cravate à fleurs nouée avec un nœud énorme, ce qui lui donnait l'air d'un représentant endimanché.

Son épouse faisait le pendant : elle avait tout d'une vraie godiche. Les cheveux décolorés d'un blond improbable, boudinée dans une robe qui voulait avoir l'air mais n'avait l'air de rien du tout, perchée sur des talons aiguilles avec lesquels elle avait visiblement toutes les peines du monde à marcher, elle restait plantée au milieu de la pièce en se tordant les mains et en passant d'un pied sur l'autre sans parvenir à décrocher une parole.

Elle finit tout de même par aller serrer maladroitement la main d'Edmond en le gratifiant d'un « M'sieur Edmond » et dit bonjour de loin à Lucie.

Ils s'assirent enfin, à l'exception du gosse qui, faisant comme si Lucie et Edmond n'existaient pas, entreprit aussitôt, sans que n'interviennent ses parents, d'essayer d'arracher les oreilles d'un petit tatou naturalisé qui se trouvait sur un meuble bas.

Gilda rapportait du thé, des jus de fruits et des biscuits. Cyril lui demanda si elle n'avait pas plutôt une « petite bibine ».

Edmond ne pipait mot mais ne perdait pas une miette de la scène. Il regardait l'enfant d'un œil réprobateur.

- Tu nous as fait une belle frayeur Tatie, dit Cyril. Quand on a appris ça, on a accouru.

- C'est gentil à vous, il ne fallait pas faire un exprès, dit doucement Lucie, surtout en semaine, vous qui travaillez.

Tu parles, pensa-t-elle. En prenant l'autoroute, Dijon se trouvait à 30 minutes de route à peine... Ils n'avaient pas dû venir la voir depuis au moins 4 ans, et encore.

La godiche ouvrit la bouche pour dire :

- Oh, c'est pas grave, en plus on a fait « d'une pierre du coup » : on mange ce soir chez des copains de Cyril qui habitent à Dole.

Contente de cette sortie empreinte d'un tact incomparable, elle ricana sottement.

Cyril qui, dédaignant le verre posé devant lui par Gilda, avait commencé à boire sa bière au goulot, la foudroya du regard.

Décidément, elle était aussi bête qu'elle en avait l'air.

Peut-être même plus, songea Edmond...

- En même temps, je suis contente que vous soyez venus prendre de mes nouvelles car je voulais vous parler d'un point qui me tient à coeur. Comme vous le savez, enchaîna Lucie sans ambages, je n'ai aucun héritier et ce coup de semonce du destin - la godiche fronça les sourcils dans un effort désespéré de compréhension - m'aura fait comprendre que je ne suis pas éternelle. Aussi j'envisage de répartir, à ma mort, les quelques économies que j'ai entre vous, mes trois neveux.

- Tatie, ne parle pas de ça, dit Cyril dont l'œil s'était allumé. Tu n'es pas encore morte !

- Certes, mais il faut y penser. Je ferai parts égales entre vous trois. Ne comptez pas sur des cents et des mille, il ne me reste plus grand-chose à part cette vieille demeure qui part en ruines et la petite villa de Saint-Raphaël qu'il vous faudra vendre parce qu'on ne peut pas couper ces maisons en trois morceaux.

Cyril se rembrunit.

Il toisa son épouse du regard, craignant qu'elle n'aille encore débiter quelque sottise.

- Tatie, écoute, tu fais comme tu le sens, mais je me doutais que tu allais me parler de ça et en fait ça tombe bien qu'on soit venus car je voulais te dire des choses : tu connais Franck, lui donner de l'argent équivaut à faire un chèque directement au casino de Santenay. C'est un flambeur. Il exigera qu'on vende les maisons et quand il aura sa part il la dépensera au jeu et dans des excentricités. Et concernant Olivier, il n'a pas besoin de cet argent, il en a assez : il est agent immobilier et son métier est de voler le pognon des autres !

Un ange passa, se cachant les yeux et rougissant de honte.

- Si je comprends bien, tu me déconseilles de répartir en trois parts égales ? reprit Lucie qui n'en croyait pas ses oreilles mais s'efforçait de n'en rien montrer.

- Encore une fois, c'est toi qui vois. Mais de toute façon tu n'es pas encore dans la tombe, tu as le temps de réfléchir à ce que je t'ai dit.

- Tu as raison, je ferais bien de réfléchir, dit pensivement Lucie.

Ils ne s'éternisèrent pas. Un quart d'heure après que Cyril eut fini sa bière, ils s'esquivaient déjà. Ils devaient avoir peur d'être en retard à l'apéro chez le copain, pensa Edmond.

Le sale gamin avait réussi dans son entreprise de démolition du tatou du Brésil auquel il était parvenu à arracher les oreilles, deux pattes et la queue, ce que feignirent courageusement de n'avoir pas vu ses parents.

On n'avait pas réentendu le son de la voix de la godiche.

Gilda les raccompagna.

Dès qu'ils furent sortis, Lucie enleva le plaid de ses jambes et regarda Edmond qui ne pouvait s'empêcher de rire :

- Quelle classe, quelle élégance, quelle probité ! s'exclama-t-il.

- Tu me rayes celui-là de la liste des héritiers, lui dit-elle en fixant les restes du pauvre tatou.

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