Chapitre 4 - Franck le faisan

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Le jeudi suivant, à 18 heures tapantes, la sonnette retentit.

C'était Franck.

Au moins il était à l'heure.

Lucie avait réitéré sa petite mise en scène du mardi précédent, avec son plaid à carreaux et sa mauvaise mine affectée.

Franck n'était pas du tout le même genre de garçon que son frère Cyril. Vêtu en apparence de façon décontractée, on s'apercevait en y regardant de plus près que son habillement provenait intégralement de marques et qu'en réalité ce qu'il portait tant aux pieds que sur le dos, dont une magnifique veste en cuir, avait sûrement coûté pas mal d'argent.

Il s'exprimait aussi beaucoup mieux et semblait infiniment plus malin, atouts indispensables au séducteur qu'on devinait en lui.

Il s'excusa tout d'abord de ne pas venir plus souvent visiter sa tante et déplora qu'il ait fallu une telle occasion pour qu'il prenne des nouvelles, à sa grande honte dit-il.

Le thé n'était sans doute pas sa boisson favorite mais contrairement à son frère, il sembla s'en accommoder de bonne grâce.

Après avoir pris des renseignements sur ce qu'il était arrivé exactement à sa tante - Lucie s'était heureusement renseignée sur les symptômes et la nature de l'accident cardiaque dont elle prétextait avoir été victime - il s'enquit de ce que devenait Edmond.


Il était exagérément poli et gentil, trop à l'écoute, comme quelqu'un qui veut vous mettre en confiance avant de vous fourguer quelque chose dont vous ne vouliez pas.

Mais Lucie n'était pas dupe : tout cela sonnait étrangement faux.

Un manipulateur, un charmeur, se dit-elle.

Ou plutôt non, pas un charmeur : un cobra déguisé en charmeur de serpents !

Elle pensa en souriant au fond d'elle-même que cette formule aurait plu à son grand-père qui avait tant aimé les Indes.


Elle décida de faire tomber la façade du gentil neveu :

- Et alors, lui demanda-t-elle, que fais-tu comme travail maintenant ?

- Je suis responsable général des achats dans une grosse boîte, dit-il sans sourciller.

- Ah ? Chez qui ?

- Oh tu ne connais pas, c'est une boîte qui fait de l'import-export, le nom ne te dirait rien, GMFC, le consommateur ne connaît pas.

- D'accord, dit Lucie. Et c'est dans quel secteur ?

- Euh, l'alimentation mais il y a aussi d'autres branches.

- Eh bien, tu dois bien gagner ta vie, surtout avec l'ancienneté que tu as ?

- Je ne me plains pas, dit-il évasivement.

- Mais en quoi consiste ton métier, tu achètes quoi ?


Elle avait décidé de pousser la torture un peu plus loin.

- J'achète de la matière première, dit-il d'un ton mal assuré.

- Mais comme quoi, par exemple ?

- Oh, un tas de choses, mais ce serait trop long à expliquer, bredouilla-t-il en regardant Edmond pour échapper aux questions gênantes de l'indiscrète Tatie.


Une lueur d'inquiétude s'était allumée dans son regard et son nez s'allongeait comme celui de Pinocchio.

- Je vois, dit Lucie. Et sinon, pardonne moi, je change de sujet hein...toujours pas fiancé, tu as 34 ans maintenant ?

Il hésita puis dit :

- Non, célibataire endurci, moi tu sais les filles, ça va, ça vient. Acheter une maison, fonder une famille, ça ne m'intéresse pas, je profite de la vie, je m'amuse.

- Mais, et si un jour tu rencontrais quelqu'un de bien ? Tu mets tout de même un peu d'argent de côté j'espère. Il t'en faudrait si ça arrivait, non ?

- Tu deviens indiscrète Tatie, fit-il.

- Excuse-moi, dit-elle. Après tout, si tu préfères tout dépenser c'est ton problème.


Elle avait réussi à l'amener là où elle le voulait et à l'énerver : son problème avec l'argent.

Les manipulateurs ont horreur d'être démasqués...


Franck n'échappait pas à la règle et, piqué, il se mit à pérorer, écartant un peu sa carapace faite de mensonges qu'il avait passé des années à confectionner.

- L'argent est fait pour être dépensé, énonça-t-il sentencieusement. Je ne mets pas d'argent de côté car pour moi l'argent ne compte pas : c'est juste un moyen de faire ce dont j'ai envie.

- Et si tout à coup tu en avais beaucoup, d'un seul coup, que ferais-tu ?

- Je ne changerais pas ma manière de vivre, je dépenserais juste plus, je ferais ce dont j'ai envie.

- Mais si c'était vraiment une grosse somme, que tu ne puisses pas dépenser comme cela ? fit-elle en claquant des doigts.

- Ah ah, ricana-t-il, un soir au casino, j'ai perdu 17000 euros en 20 minutes ! Et je ne suis pas mort. L'argent, ça va, ça vient.

- Comme les filles alors, dit Lucie.


Elle s'en tint là et la conversation prit fin sur des banalités.

Lucie n'aborda même pas la question de l'héritage.


Quand il fut parti, Edmond se passa la main dans les cheveux et dit :

- Un drôle d'oiseau ce Franck.

- Tu parles ! Je voulais voir. Je pensais qu'il avait peut-être changé, qu'il s'était amendé avec l'âge mais de toute évidence il n'en est rien. Tu as vu comme je l'ai titillé ? Il est menteur comme un arracheur de dents : responsable des achats dans une grosse boîte d'import-export ! Il n'est même pas capable d'expliquer où, ni ce qu'il fait exactement, et pour cause : je sais de source sûre qu'il effectue de temps à autre, c'est-à-dire dès qu'il n'a plus d'argent ni de fille à plumer, des missions d'intérim en tant que magasinier dans un hypermarché...au SMIC.

- C'est un faisan, quoi, dit Edmond.

- Si l'on peut dire, dit Lucie en riant, car c'est précisément lui qui plume les autres, spécialement des filles en détresse. Pour employer une autre métaphore, je dirais qu'il les roule dans la farine. Ah ça, il sait faire ! Tu te rends compte ? 17000 euros au casino en 20 minutes et il s'en vante !


- Bon, si j'ai bien compris, je le raye ? demanda Edmond.

- Tu le rayes, et je crois que tu peux rayer aussi le dernier : Monsieur Olivier est tellement occupé qu'il ne pourra pas venir me voir. Il me l'a dit au téléphone ce matin. Il a passé un coup de fil visiblement pour se dédouaner et me poser quelques questions sur mon état de santé dont il n'écoutait même pas les réponses. Il se fiche complètement de moi et n'imagine même pas qu'il pourrait hériter. Il se prend assurément pour quelqu'un de très important.

- Exit les neveux alors ?

- Oui. Je vais faire autrement.

Un bel héritageWhere stories live. Discover now