Chapitre 3 : Le feu

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Une odeur âcre me réveille, me pique le nez. Je pousse un grognement ressemblant à un borborygme écossais, et étire douloureusement mes muscles ankylosés. J'ai veillé tard, hier. Plus personne n'est là pour vérifier que nous respectons à la lettre le règlement intérieur, donc le couvre-feu imposé à partir de 21 heures. Les enfants semblent en avoir pris conscience, et entreprennent de farfouiller tous les moindres recoins en quête d'objets insolites (certaines espèrent trouver des jouets, ou des poupées). Je secoue la tête, déconcertée. Je n'arrive pas à comprendre ce qu'il se passe. J'ai chaud. Tout mon corps réclame du sommeil en plus que je ne peux pas lui offrir. Je tourne la tête de l'autre côté de mon oreiller, espérant trouver une retardataire, mais visiblement, tout le monde est levé.

Je m'extirpe du matelas moëlleux en soupirant, et enfile ma combinaison, bien que cela fait quelques jours que nous ne nous battons plus. Je ferme mes bottes, et me tresse les cheveux. J'aimerais aller dans la salle d'entraînement aujourd'hui. J'ai besoin de déverser mon anxiété et mes angoisses sur un mannequin, à l'aide de mon épée.

Une fois dans le couloir, mon nez flaire la même odeur âcre que celle qui m'a réveillée. Les sourcils froncés, je m'engage dans le couloir principal à grands pas. J'espère que les filles n'ont pas encore réalisé une de leurs expériences chimiques qui ont failli détruire l'établissement. J'atteins le réfectoire, comme toujours en retard, même si cela n'a plus d'importance, et pousse nerveusement le battant de la porte. Je n'ai pas très faim. Soudain, je pousse un cri d'effroi et me fige sur place, la poignée encore dans la main.

Le feu. Le réfectoire est en feu. Les flammes envahissent la cuisine, les tables, la plonge, le bureau de Granny Li. La chaleur qui s'émane de cet endroit est insoutenable. Je lutte pour respirer. De grandes vagues de fumée noire s'élèvent dans l'air, chargé de particules sombres. La seule source de lumière dans la pièce provient du cœur des flammes, situé derrière la cuisine. Je fais automatiquement un pas en arrière. De grosses gouttes de sueur se forment rapidement sur mon front plissé. J'ai peur du feu. Si je ne devais citer qu'une seule de mes nombreuses phobies, ormi celle de perdre mes proches, le feu arriverait très probablement en tête de liste. La couleur noire de ma combinaison ne m'avantage pas le moins du monde.

Je hurle, bien trop terrifiée pour pouvoir esquisser un seul mouvement. Je suis seule, face à un incendie beaucoup trop important pour pouvoir espérer l'éteindre avec un seau d'eau. Mon œil est attiré par une forme humaine qui se débat, dans la cuisine. Une silhouette chétive accrochée à je ne sais quoi. Une part de mon inconscience me hurle d'aller l'aider. Je tourne la tête de tous les côtés, guettant la moindre alternative à ce cauchemar. Ne voyant aucune autre solution que celle de ressortir, je fais demi-tour mécaniquement. Mais ma conscience se dépêche de reprendre le contrôle de mon corps, et m'emmène à grands pas dans la cuisine. J'entends une respiration sifflante. Sans doute la mienne. Je manque d'oxygène. Le sang me monte à la tête. Mes poumons s'obstruent lentement à cause de l'air pollué par la fumée. Je tousse.

Un hurlement strident parvient à se frayer un chemin à travers les flammes pour parvenir jusqu'à mon oreille. Je plisse les yeux en essayant d'apercevoir la petite fille. J'avance en tremblotant, me guidant au bruit. Inconsciemment, je contourne les fourneaux enflammés, me faufile entre les plaques de cuissons, saute par-dessus les rouleaux de pâtisserie abandonnés, me baisse pour éviter les projections de feu qui jaillissent des fours. Un parcours de combattant. Je slalome à travers les flammes. Je trébuche, m'effondre face contre terre et me relève, horrifiée. Le feu danse autour de moi.

J'aperçois enfin une petite fille, correspondant à la silhouette que j'avais aperçue, qui hurle à en faire tourner la tête. Son pull est accroché à la poignée d'un four. Elle se débat frénétiquement, et agite les bras dans le vide. Sans avoir aucune idée de ce que je fais, je me jette contre elle et l'agrippe de toutes mes forces. Elle se débat d'abord, puis comprenant qui je suis, s'agrippe à son tour à moi. Je la tire vers le sol, en vain. Je manque de tourner de l'œil. Le bout coincé a pris feu, et menace de se propager sur le reste du pull. Je lâche, consciente que mes efforts sont inefficaces. Je saisis un couteau posé sur un plan de travail à ma droite, et d'un geste désespéré, je tranche la laine de son pull.

Laissant le bout arraché coincé dans la poignée, je soulève la petite, et la jette sur mes épaules, en espérant qu'elle s'accrochera. Ses petits bras m'entourent. Des points blancs dansent devant mes yeux et ma vue se trouble. Je tousse, secouant violemment ma passagère. Morte de peur et de fatigue, je fais un premier pas vers la sortie. Un deuxième. Un troisième. Le feu autour de moi est plus ardent que jamais. Mon corps tout entier brûle de chaleur. Je sens la prise de la gamine sur mon dos se desserrer. Elle doit être en train de perdre conscience. Haletante, je fais glisser son corps chétif devant moi, et l'entoure de mes bras. Elle a l'œil hagard et la mâchoire pendante. Je hausse les sourcils, à bout de force.

Dans un dernier effort, je me jette contre la porte. Elle ne s'ouvre pas. Je gémis. J'appuie mes pieds contre les dalles au sol et pousse avec mon dos. Le battant coulisse et je tombe en arrière. Une quinte de toux s'empare de moi. Mon pied se dépêche de rabattre la porte, créant ainsi une séparation temporaire entre l'incendie et moi. Consciente que la fumée ne tardera pas à se propager par les ouvertures, je rassemble le peu de force qui me reste, et me traîne jusqu'au milieu du couloir, où je m'arrête, essoufflée.

J'inspire une grande bouffée d'air frais, et dépose la petite fille devant moi. Tous les sens en alerte, je guette un signe de vie de sa part. Heureusement, sa poitrine se soulève lentement. Son ventre est rouge et entièrement découvert. Je rabats délicatement ce qui reste de son pull sur sa peau à vif, et la voit pousser un gémissement. Epuisée, je m'allonge à mon tour contre le carrelage froid.

Par qui le feu a-t'il été provoqué ? Comment un simple accident aurait-il pu tourner aussi mal ? Pourquoi a-t-il pris une telle envergure ? Et où sont les Specials ? Ce sont eux qui sont sencés s'occuper de ce genre de problèmes. Pourquoi ne sont-ils pas ici, à nous aider à sortir des flammes indemnes ? Une multitude de questions traversent mon esprit. Je ferme les yeux. Je viens d'affronter ma pire phobie pour sauver une enfant. Je devrais être fière de moi. N'importe quelle autre personne l'aurait été. Mais je ne le suis pas. Il m'est impossible de ressentir la moindre fierté à mon égard après avoir tué quelqu'un. Mes sourcils se soulèvent, plaintifs. J'aimerais que Jeanne soit là. Elle seule saurait me calmer en m'enlaçant avec douceur comme elle sait si bien le faire. Je prie intérieurement pour qu'elle arrive, mais ce n'est pas le cas.

Je n'ai pas la force de marcher jusqu'à la salle d'entraînement. Mon corps tout entier me fait ressentir la fatigue et la douleur dans le moindre de mes mouvements. Je m'adosse contre le mur gris fade du couloir, et ouvre les yeux. La petite fille est face à moi, les yeux ouverts également. Son regard est interrogateur. Elle ne semble pas éprouver aucune gratitude à mon égard. Son expression indique surtout qu'elle veut savoir pourquoi je l'ai sauvée. Je détourne le regard furtivement. Comment lui expliquer que j'ai tué Mme Jean ? Qu'une mort de plus sur la conscience m'aurait définitivement anéantie, si tel n'est pas déjà le cas ?

Un détail m'échappe. Je fronce les sourcils, imperceptiblement. Pourquoi n'est-elle pas au courant que je suis « celle qui sauve tout le monde » ? Pourquoi est-elle surprise parce que je lui ai sauvé la vie ? Tous les enfants savent, pour mon plus grand malheur, que c'est moi ici qui sauve des vies. Comment peut-elle encore aujourd'hui, être étonnée de me voir la sortir des flammes ?

Je la regarde. Son visage ne m'est pas familier. J'essaie de me rappeler de son nom, de sa spécialité au combat, mais rien à faire, je ne la reconnais pas. Petit à petit, je comprends que je ne l'ai jamais vue. Elle doit avoir un an ou deux de plus que Lucy. Ses cheveux châtain clair sont coupés au carré, encadrant un visage arrondi marqué par des immenses yeux noisette en amandes. Elle est mignonne. Son corps est fin et élancé. Sa tête ne s'oublierait pas aussi facilement. Qui est-elle ?

Un sourire prend forme sur ses lèvres rosées. Mes yeux s'ouvrent, terrifiés. Car ce sourire n'est pas gratifiant. Loin de là. Il est sournois. Elle ne fait pas partie des enfants internés ici. Ce n'est pas non plus une Special, elle est beaucoup trop jeune. Je recule instinctivement, comprenant mon erreur de lui avoir sauvé la vie bien trop tard.

Parce que cette enfant vient de l'extérieur du camp.

Elle fait donc partie de ces ennemis fictifs contre lesquels on m'entraîne à combattre depuis mon enfance.

Heyy
Nous avons tous le même ennemi. Il corromps tout et tout le monde. Tournez vos armes, vers le Capitole. Tournez vos armes, vers Snow.
Aimez les pataaates!
Clem.

CombatsTahanan ng mga kuwento. Tumuklas ngayon