Backstage - 1 (Lysandre)

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Je tremblais comme une feuille. Je me savais traqueuse depuis toujours, c'était plus fort que moi. Et puis, je n'étais pas une professionnelle, bien loin de là. Si ça n'avait pas été pour lui, jamais l'idée ne me serait venue à l'esprit.
D'un œil rempli d'appréhension, je guettais le moindre regard, le moindre signe de la part des membres des Silent Scream, en particulier de la part du chanteur, qui était également claviériste dans le groupe, mais pianiste de formation classique, paraissait-il. Pas un autodidacte comme le reste. C'était le plus grand de la bande, il dominait les autres de quelques centimètres. Son style vestimentaire très... particulier me rappelait les nobles britanniques du dix-huitième siècle... Ou les vampires. Mais cela lui allait bien et ça collait étrangement au personnage de scène qu'il s'était créé. Un séducteur charismatique et vénéneux. Immédiatement, j'étais devenue mordue.
Seulement, en le voyant là, en vrai, je commençais à me demander si c'était vraiment un rôle, un personnage artistique, ou bien sa véritable personnalité car il dégageait une aura particulière, quelque chose d'inexplicable mais de puissant et d'étrangement attractif, qui allait bien au delà de la simple beauté physique.
L'homme avait les cheveux blancs, à l'exception de quelques pointes teintes en noir sur le côté. Et ses yeux... Ses yeux! Ils m'évoquaient deux pierres précieuses : une topaze et une émeraude. Car ses prunelles étaient dépareillées. Ce seul détail rendait le regard de ce musicien des plus déstabilisants. D'un côté un vert sombre, profond, presque sévère et austère. D'un autre, un jaune flamboyant, en ébullition. Deux secondes avaient suffi pour me retrouver complètement piégée à l'intérieur de ce dangereux triangle des Bermudes et il avait fallu les rires moqueurs du guitariste aux cheveux rouges pour me faire retrouver la terre ferme. 


- T'as un instrument? demanda brutalement ce dernier.
- Non. Non, je... Oui mais... mais là, il ne m'aurait pas été utile.
- T'as de la musique?
- O-Oui, j'ai...
- Ben c'est pas la peine. Ce sera a cappella.
- A...?
- Un problème? Si oui, ne nous fais pas perdre notre temps. Suivante!
cria presque le guitariste.
- N-Non, je... Non. Non, je peux chanter sans musique. 


Bon dieu, j'étais déjà stressée et voilà que je me faisais aboyer dessus! Le peu d'assurance qu'il me restait s'était envolé, le rouquin ayant soufflé dessus. Je me raclai la gorge et le claviériste posa un coude sur son genou surélevé pour déposer son menton sur ses doigts entrelacés, me fixant avec ses yeux à la fois si impassibles et si profonds. Je fermai les miens et commençai à taper discrètement la mesure du pied, essayant de caler les battements de mon cœur trop violents sur un rythme moins soutenu. Je respirai à fond, bloquai mon souffle pendant trois seconde puis laissai sortir l'air de mes poumons.
Je commençai à chanter et dès lors que les premières notes fussent jetées hors de ma bouche, je changeai d'endroit. Je n'étais plus dans ce sous-sol monochrome, à cette audition, seule, comme jetée en pâture à ces quatre lions affamés, désireux de me réduire à l'état de charpie, mais dans une sorte de bulle géante, m'enveloppant de notes de musique imaginaires, avec mon pied pour métronome. Quelque part où les regards acérés et les oreilles aux aguets de mes juges ne pouvaient m'atteindre.
C'était ce que je préférais, en dehors de jouer du saxophone : chanter. Non pas pour mes performances vocales, mais bien pour devenir autre. L'interprétation des textes était mon exercice favori et si j'adorais la musique, si je la sentais me pénétrer par tous les pores de la peau, c'était bien d'entrer dans ma chanson, de vivre mes paroles, qui me donnait de la force. La force de piocher dans ma tête, à la recherche de vieux souvenirs douloureux, de sentiments enfouis, pour les faire ressortir aussi tranchants, abrupts, violents, percutants que lorsque je les avais vécus.
L'exercice n'était pas toujours des plus agréable mais il me permettait d'évacuer un trop plein de sentiments, d'énergie, une incohérence entre ma personnalité réservée et le flot de sensations qui dormait au fond de moi et qui attendait la moindre occasion pour sortir et foutre mes relations avec les autres en l'air. J'avais besoin de chanter pour rester calme. Pour ne pas tout mélanger. Pour préserver la sérénité des autres. Pour ne pas me laisser envahir par le passé. 
A la fin de ma prestation, je repris mes esprits et mon souffle avant que mon cœur ne se remette à battre anormalement vite, au moment où mes yeux gris trop grands croisèrent les joyaux envoûtants de ce singulier claviériste. 

Sweet AmortentiaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant