15. LE DÉBUT DE LA FIN (PARTIE III)

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Une fois arrivés à destination, j'ouvris les portes du placard et fis coulisser le battant pour atterrir dans la salle de bain. Mon ami m'y suivit et attrapa une plaquette de médicaments dans l'une des petites armoires en face du lavabo.

- Avales-en un, me conseilla-t-il, redevenu grave.

- Alors là, non ! me rebellai-je. Hors de question !

- Écoute, on ne sait pas vraiment ce qui t'arrive, insista-t-il sur un ton pressant. Je ne veux pas que ça recommence.

- Moi, je sais ce qu'il m'arrive, contrai-je en levant un doigt, peu à peu gagnée par la colère. Et ça recommencera, crois-moi.

- Qu'est-ce que tu veux dire ? fit-il en posant la plaquette sur le bord de l'évier, avant de croiser les bras. C'était prémédité, à ton avis ?

Je me pris la tête entre les mains et soufflai un bon coup.

- Évidemment que c'était prémédité ! Tu ne trouves pas bizarre que ça tombe juste au moment où on doit se montrer en public et sauvegarder les apparences d'un point de vue biologique ?

- Si, je trouve ça bizarre. Mais comment ont-ils programmé ça ?

- C'est Kendra et sa bande de joyeux scientifiques qui m'ont fait ça, expliquai-je en m'adossant au mur. Hier, elle m'a fait une injection, un genre d'insuline, parce que mes taux étaient soi-disant bas. Sur le coup, j'ai bien voulu le croire à cause de mon état actuel – mon véritable état, précisai-je en désignant machinalement mes yeux. Et puis, ce n'est pas comme si j'aurais pu refuser. Mais je suppose que ça devait être une substance à la con qui doit me faire réagir au contact de la nourriture.

- C'est tordu, admit-il en sifflant.

- Attends, tu es en train de les admirer, là ? m'énervai-je.

- Non, je suis en train de les réévaluer, Eireen. C'est comme aux échecs, même si ça pour nous, ça n'a rien d'un jeu. Ils ont déjà envoyés leurs cavaliers...

Il s'interrompit devant mon air perplexe.

- Je m'explique. Le cavalier effectue un seul déplacement en deux mouvements. C'est exactement ce que Matt et Ric ont fait. Ils t'ont repéré et ils t'ont enlevé.

Je grimaçai à ce souvenir.

- Ensuite, ils ont utilisés les fous. Leurs déplacements sont fulgurants, vifs et rapides. Ils t'ont effacé la mémoire en un coup de baguette magique et t'ont fait subir le C.E.S. dans la foulée. Les tours sont restées en place, elles symbolisent une forteresse – l'Iron, en l'occurrence. Puis ils ont utilisés leur dernier atout, la Reine. Elle peut se déplacer dans tous les sens, et finit par te prendre dans sa toile, comme une araignée.

Je soupirai sous le poids de ses métaphores.

- Cette histoire de grossesse te maintient pieds et poings liés, poursuivit-il sans se démonter. Quoi que tu fasses, aucun détour ne te permet d'échapper à tes obligations. Mais nous, nous avons l'avantage de savoir que la Reine n'est qu'une illusion.

- Donc, si je suis ta logique, le Roi est dans sa forteresse, protégé par ses pions. Et alors ?

Je ne comprenais pas où il voulait en venir.

- Non seulement les pions s'éparpillent très vite, mais ils sont aussi très vulnérables. Un coup de vent, et on peut les faire sauter comme on veut. Les pions, ce sont tous les Duplicateurs de notre communauté. Donc, techniquement, il ne reste que le Roi, qui n'a pas bougé de sa forteresse, au vu et au su de tous ses ennemis.

- Tu veux dire qu'il est facile à vaincre ?

- Pas du tout, contesta-t-il, tout à son exposé. Je dis que là où nous pensions que la Reine était son dernier atout, nous nous trompions. Il restera bien quelques pions pour faire diversion pendant qu'à la dernière seconde, au moment où le Roi sera le plus en danger, l'adversaire roque. Le Roi partira en bout de piste, à la place de l'une des deux tours qui se sera quant à elle déplacée sur la case mitoyenne de la place royale originale.

- Donc, en résumé, le Roi s'en sera sorti indemne, même si sa forteresse s'est effondrée ?

- Tu as tout compris, fit-il en hochant la tête.

- Et tu penses qu'ils nous envisagent comme des adversaires suffisamment dangereux pour se préparer à roquer ?

- Je pense surtout qu'on ne sauvegardera plus les apparences très longtemps, observa-t-il après un temps de réflexion.

Nous révisâmes notre plan d'attaque en raison de cet état-de-fait. Il fallut tenir encore quelques jours auprès de nos commensaux, à rendre chaque petit-déjeuner que le ciel avait placé entre mes mains. Et si ce n'était que le petit-déjeuner, encore... La substance que l'on m'avait injecté m'avait rendu sensible à des goûts et des saveurs qui autrefois avaient tous les attraits du monde à mes yeux. Je n'étais plus capable de regarder en face la plus petite sauce servie avec de la viande, et je pouvais faire une croix sur tout ce qui contenait une quantité de matière grasse plus importante qu'une chips – et je parlais bien d'une chips, et non pas d'un sachet entier.

Je ne redoutais plus qu'une chose, à ce stade, c'était de me mettre à manger avec entrain des plats repoussants à base de feuilles, dont le nom seul aurait suffi à me faire prendre mes jambes à mon cou – et que me conseillait pourtant sans cesse Jillian, pour me maintenir « en bonne santé ». Avec un peu de chance, tant que je serais saine d'esprit, je ne laisserais jamais la moindre goutte de mixture bio expérimentale pénétrer dans mon organisme.

Quand nous eûmes attendu suffisamment longtemps pour pouvoir retourner à la Rûche avec un motif valable d'inquiétude, nous prîmes le temps de discuter à l'abri des regards.

- Hé là ! s'exclama Gabriel en me rattrapant par le bras alors que j'allais trébucher sur mes propres pieds, au moment même où il refermait la porte de l'annexe de l'infirmerie. Ça va ?

Je hochai la tête et m'assis sur un mont de chaises empilées rangées dans un coin.

- Ce n'est qu'un vertige, fis-je en repoussant une mèche retombée devant mes yeux. Ce n'est pas comme si je ne venais pas de vomir pour la douzième fois en quatre jours.

- Justement, ça ne peut plus durer, affirma-t-il en s'appuyant d'une main sur l'une des grandes armoires métalliques en face de moi. Si tu continues comme ça sans raison valable, non seulement tu vas finir étique, mais en plus, tu risques d'accélérer la dégénérescence programmée.

- Étique ? relevai-je en faisant la moue, certaine qu'il ne s'agissait pas d'un compliment.

- Décharnée, amaigrie, famélique, à toi de décider, plaisanta-t-il. Ce n'était pas toi l'experte en synonymes ?

- Pas aujourd'hui, admis-je avec un mince sourire.

- Tu es physiquement épuisée, ce qui veut dire que nous pouvons retourner au labo sans éveiller les soupçons. Sans vouloir te prendre pour un outil, ajouta-t-il avec une contrition toute théâtrale.

- Je t'en prie, lui répondis-je avec une magnanimité feinte.

- On n'a pas beaucoup de... tu es sûre que ça va ? s'inquiéta-t-il alors que je me prenais la tête entre les mains, avant de poser mon front contre mes genoux.


PHENOMENE - Parce que le combat ne sera jamais terminéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant