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L'enlèvement de Proserpine.

Nous étions début février.

Ce soir la lune avait trouvé sa place parmi le ciel ; et le vent hurlait. L'on aurait pu croire que des milliers de fantômes vociféraient leurs malheurs contre les maisons alentours, et que, de leur souffle, faisaient frémir les portes et les arbres jusque leur cime, et de leur rire gouailleur, prenaient un malin plaisir à faire osciller dangereusement les toitures des habitations qui menaçaient de s'écrouler. Pendant ce temps, le gel arrivait doucement à ses fins en figeant le lierre, qui parvenait, en vain, à s'accrocher aux murs tant la violence des bourrasques était immense. Pauvre paysage ! Une ville presque devenue lugubre, complètement endolorie et condamnée sous le froid. Ainsi, une pluie diluvienne prit part au cortège au même moment où trois coups furent portés au manoir de Deavour. Ezra, depuis quelques instants assis au coin du feu, se leva afin d'aller recevoir ses visiteurs.

Il découvrit sans grande surprise la délicieuse Siobhán et son époux se tenant sur le seuil, venus pour le dîner comme convenu, avec une pluie battante en arrière-plan. « Bien le bonsoir, et bienvenue. » annonça Ezra, peu de temps avant que le même mot ne sorte en écho de la bouche de ses invités. Le couple était éclairé par une faible lumière dorée, provenant de la chandelle que tenait le maître des lieux. La misérable flamme ne cessait de basculer de gauche à droite, cambrée par le vent et menaçait, à tout moment de s'éteindre. Tandis que le mari demeurait une bouteille de vin rouge sous le bras, il avait d'ailleurs insisté pour ne pas arriver les mains vides et avait ajouté que « cette petite intention était indispensable pour faire une impression plus que bonne ». A peine fussent-ils rentrés à l'intérieur, et à l'abris du mauvais temps, qu'un orage éclata. Ce grand bruit fit sursauter . « Eh bien, avez-vous peur Mrs Esher ? » demanda Ezra d'un ton nonchalant, retenant un sourire en coin, tout en réajustant la position des chapeaux qui ornaient le porte-manteau. Il était dos à elle. « - Non, du tout. » mentit-elle d'une voix faible, le visage rouge de honte. Un volet mal attaché au premier ne cessait de se manifester par un claquement répétitif, renforçant peu à peu l'idée d'une atmosphère hantée et hantante. Boum, boum, boum. La jeune femme dû se faire violence afin de ne pas pousser de cris et paraître la plus naturelle possible.

Mais ses angoisses furent bien vite oubliées à la vue d'un chat noir, paresseusement étendu sur le piano en coin. Preuve que cet endroit n'était pas complètement dépourvu de vie ! se dit-elle, toute réjouie à l'idée d'un nouvel ami. Elle s'avança doucement, la main tendue, songeant à une ou deux caresses envers le félin, mais au moment où elle s'apprêta à quelconques cajoleries, l'animal la foudroya du regard et la jeune femme n'eut qu'un grondement menaçant en guise de réponse, la forçant à battre en retraite. Elle s'éloigna, blessée dans son trop plein de naïveté. « Maudit démon... » jura-t-elle tout bas. Finalement elle jugea préférable de rester avec les deux hommes, ce qu'elle fit.

« Vous êtes musicien ? » questionna-t-elle. « – Oui, parfois je joue quelques morceaux pour des funérailles mais rien de bien grandiose, vous savez ! » Il remarqua l'expression inhabituelle de Siobhán. « Oh dites-moi ! Est-ce Cerbère qui vous a mis dans cet état ? » Il lâcha un rire. « Ne prenez pas en compte ses sautes d'humeur, parfois il peut être assez désagréable envers les inconnus mais sinon c'est une vraie crème ! » Elle esquissa un bref sourire quelque peu rassurée par ces paroles mais pas pour autant conquise. « 'Cerbère' quel nom étrange pour un animal ! » pensa-t-elle.

L'homme se tourna vers Mr Esher : « Voulez-vous un peu de tabac ? - Volontiers. » Il ne mit pas longtemps pour saisir la cigarette et le feu qu'on lui tendait. Ils l'allumèrent tour à tour, puis très vite, démasquées par la luminosité des chandeliers, quelques cendres de tabac se mirent à voleter dans l'air. Siobhán n'eut d'autres choix que d'accepter l'offre, elle aussi, il n'était pas rare qu'elle pratiquât ce genre de plaisir mais ne semblait pourtant pas à son aise. Peut-être était-ce dû aux yeux gris de Mr Branwell qui, comme charmés par une créature si ravissante, ne purent se détacher de cette dernière ? Lorsque les trois personnages eurent fini d'échanger quelques mots ; Ezra proposa qu'ils passassent à table. Siobhán et son mari, l'un à côté de l'autre, et lui en face. La lumière extérieure projetait des formes singulières sur les murs, un mélange d'ombres mystérieuses et de lueurs envoutantes, alors que le reste était plongé dans une obscurité régulière mais partielle grâce aux flammes de la cheminée. Et de temps à autre, un éclair effrayant frappait les fenêtres. Il semblait qu'ils eurent pris refuge aux Enfers, n'ayant aucun moyen d'y échapper.

La douleur exquiseWhere stories live. Discover now