II

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Le lendemain, Siobhán se rendit au manoir de bonne heure, non accompagnée cette fois-ci de son époux. Elle frappa trois coups. D'abord, elle cru qu'il n'eut personne car aucun bruit ne semblait survenir de l'intérieur, et qu'aucune présence ne s'était encore manifestée. Elle répéta son geste une seconde fois. De longues minutes passèrent durant lesquelles elle rabattit son châle sur ses épaules, étant de plus en plus sensible au vent. Nous étions en proie à un temps morose. La jeune femme s'apprêta à faire demi-tour, abandonnant tristement son lieu de rendez-vous lorsque le grincement lugubre de la porte d'entrée la fit revenir sur ses pas. Elle se retourna, et aperçu Mr Branwell dans l'embrasure, un torchon usagé de mille couleurs entre les mains. « Vous avez de la chance, j'ai bien failli partir ! » cria Siobhán qui se tenait maintenant à plusieurs mètres de son interlocuteur. « - Veuillez excuser mon retard, ce n'est pas dans mes habitudes de faire attendre une dame dans le froid. Entrez ! » répondit le peintre.

Elle se rendit à l'intérieur. Ses pieds lui en furent immédiatement reconnaissant, fatigués de la marche frénétique qu'ils venaient d'éprouver. Elle aurait aimé pouvoir se déchausser tranquillement et se retirer sur le sofa de velours, un classique français sur les genoux. Quel plaisir cela aurait-il été ! Mais ces options n'étant pas envisageables elle fut réduite à se tenir sur le seuil comme si une sorte d'appréhension soudaine l'eu prise à la gorge. Silence. Ezra était visiblement en plein déménagement d'une pièce à l'autre, du moins si l'on pouvait attribuer le nom de « pièce » au minuscule taudis dans lequel se trouvait l'artiste. C'était une sorte de placard à balais, en plus grand, situé dans le renfoncement des escaliers délimité par une porte en bois.

« Asseyez-vous je vous en prie. Peut-être ai-je été quelque peu maladroit tout à l'heure mais je n'en ai pas perdu mon sens de l'hospitalité pour autant. Je n'en ai pas pour longtemps, juste un instant. » lui lança-t-il d'une voix lointaine, sûrement étouffée par la quantité inconsidérable de toiles alentours. Le manoir avait un tout autre aspect le jour, bien moins effrayant qu'il paraissait hier soir. Néanmoins cette obscurité presque constante, seulement interrompue par endroits grâce à la lumière du jour, était toujours présente. L'invitée déposa son châle sur le coin de la table basse et se précipita aux fenêtres pour en tirer les rideaux, désireuse de plus de clarté. « Que faites-vous ? » tonna Ezra, amenant la malheureuse à arrêter tout mouvement. « - Eh bien j'ai pensé qu'il serait plus agréable pour vous de travailler dans de meilleures conditions. On ne voit absolument rien dans cette noirceur terrifiante, mise à part vous et moi, et le milieu de la pièce ! » Elle fit une pause avant de continuer, une moue sur le visage :

« Oh je vous en prie ! Evitez de m'envoyer ce regard chargé de reproches, mes intentions étaient bonnes ! », plaida-t-elle. « – Certes, elles étaient bonnes mais elles me déplurent de la même façon. Et pour ce qui est du manque d'éclairage vos yeux vont s'habituer plus vite que vous ne le croirez à l'obscurité. Ce n'est qu'une question de temps. » Elle n'eut plus d'autres choix que d'attendre patiemment le peintre. « Comment pourrais-je rester une minute de plus avec un homme aussi antipathique ! » songeait-elle. Elle se laissa tomber sur le sofa bordeaux avec toute l'innocence d'une fillette et laissa dévier son regard vers les flammes de la cheminée.

Lasse de sa bouderie, Siobhán approcha de nouveau les fenêtres, non par pure provocation comme l'on serait tenté de penser. Son geste la força à jeter un regard furtif en direction de l'homme à la manière d'un lapin craintif. Et comme si elle lisait ses pensées, elle dit : « N'ayez crainte, je désir seulement admirer le paysage. Je ne suis pas assez folle pour tenter de vous mettre en colère. » La nature serviable et agréable de la jeune femme reprenait dessus malgré les durs dits du peintre. Pour la première fois, décontenancé par une telle attitude, il fût pris de remords. Il s'en voulu de la rigueur avec laquelle il traitait cet être, qui, visiblement ne portait aucune once de méchanceté dans l'âme. Or, son manque de compassion restait ancré au plus profond de son for intérieur et s'accrochait avec une force monstrueuse aux parois tel un parasite.

Dehors, les arbres étaient aussi noirs que pouvait le laisser penser l'âme d'Ezra, et leurs branches étaient délicatement couvertes de neige. L'on pouvait aisément apercevoir les dunes blanches au loin, qui marquaient la fin du territoire urbain et qui – il y a plusieurs mois antérieurs à ça – étaient des terres sujettes à une pelouse verte et abondante. Et les herbes, autant les mauvaises que les bonnes, étaient toutes vêtues de cette couleur fade et terne similaire à une sorte de marron délavé. S'ajoutant à cela, une fine couche de givre altérait le décor.

« Etes-vous prête Mrs Esher ? » questionna l'homme dont la voix grave sortit Siobhán de sa torpeur.

Une heure après, les deux étaient pris de leur rôle à corps et âme et semblaient y parvenir avec grande aisance : l'une représentait la muse et l'autre, le peintre passionné. Ce fut d'autant plus surprenant de la part de la jeune femme, car, n'ayant jamais été confronté à une telle demande auparavant, elle incarnait le personnage avec perfection et y trouvait même une certaine exaltation. Elle jetait sur lui un regard dépourvu d'hostilité en parallèle à ce qu'elle avait pu ressentir autrefois, quelque chose cependant de plus subtil ; pendant que lui avait quitté toute raison rationnelle et était complètement dévoué à ce qu'il entreprenait. Ses yeux ne voyaient que les mélanges et les associations de couleurs, les différentes mesures de l'avant-bras au poignet, les distances mathématiques et les courbes physiques qui transportaient le cœur de l'Homme vers un idéal artistique en l'arrachant à la terre ferme.

Depuis qu'ils avaient débuté, il n'avait décroché mots. Siobhán observait le démon face à elle avec une précision remarquable, et s'en réjouie presque d'en faire le portrait car c'était bel et bien la première fois qu'elle avait l'occasion de le dévisager d'aussi près et aussi longtemps : « Mr Branwell avait, pour commencer, un visage charmant en opposition à son horrible caractère et j'étais convaincue que s'il, par quelconque miracle qu'il soit, arrivait à changer ses défauts en qualités en étant bon homme et en effectuant quelques grâces, ou rien qu'en se repentant à Dieu, il pourrait être mille fois plus plaisant. En effet, deux yeux gris tirant vers le vert étaient encadrés par un front blême et livide lui-même au centre de cheveux noirs de jais, tandis qu'un nez droit occupait le milieu de sa figure et des lèvres fines, tristement animées d'aucune émotion humaine mise à part peut-être une sorte d'impassibilité posée, finissaient celle-ci. Pourtant ses yeux en disaient autrement. Ils respiraient la folie, la passion et une fièvre dangereuse dont la cause m'était encore inconnue. Et je ne savais pas si je devais être émerveillée ou horrifiée par quelque chose de si intense. » Telles furent les majeures paroles que constituaient ses pensées, au cours de son inspection secrète.

Il était vrai que cela lui faisait tout drôle d'être en compagnie de quelqu'un d'étranger à son entourage, dans la même pièce partageant une intimité sans que son mari ne soit là à épier tous ses moindre faits et gestes. Ici il lui était accordé une sorte de liberté de l'esprit. Elle ne faisait rien de mal, rien d'interdit après tout ; seulement goûter à un tout nouveau plaisir qu'était de s'abandonner à des réflexions inédites et à un univers inconnu qui contrastait fortement avec son chez-soi. Mais petit à petit elle apprenait à remarquer les détails insignifiants, qui, une fois qu'on leur avait prêter attention, si futile soit-elle, changeaient notre vision de la chose en quelque chose de meilleur. Par exemple, le silence paisible qu'elle n'avait pas à Eltham1. Quand ce n'était pas les querelles de domestiques, c'était l'argenterie et la vaisselle des cuisines qui ne cessaient guère de faire un bruit insupportable. Ou bien la gargantuesque bibliothèque que possédait Ezra qui comportait au moins sept étages à elle seule, et qui n'avait rien à voir avec la sienne ; comparée à celle-ci elle paraissait d'une maigreur effrayante.

Ainsi, la première séance touchant à sa fin, Siobhán s'apprêtait à quitter les lieux. Elle plaça sa capeline sur sa tête et d'un geste empli de féminité, entoura ses épaules de son châle mauve. Avant de passer la porte, elle s'exclama : « Oh ! J'allais oublier ! » et sortit d'une poche – cependant discrète – de sa robe, les cinquante Livres que devait le couple au peintre pour ses services. Elle lui tendit, et sans un regard parti.

1. Lieu dans lequel vit Siobhán Esher et son mari.

La douleur exquiseWhere stories live. Discover now