Chapitre 2

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Ce matin Théo n'était pas au rendez-vous, j'ai traversé la salle de bal, emprunté les escaliers et la petite porte puis escaladé jusqu'à la terrasse sur le toit, ce que nous appelons le « balcon du monde », mais il ne s'y trouvait pas. Les gens se baladaient, prenaient leur petit-déjeuner dans les cafés bordant la grande place... tout semblait aller pour le mieux du monde, alors j'ai compris ce qui clochait.

Je marche d'un pas rapide vers la chaumière d'Evelyne, hésitant entre me précipiter chez elle ou attendre que quelqu'un m'y accompagne. Ne vaudrait-il pas mieux que je me prépare à l'éventualité qu'elle... Je ferme les yeux et respire profondément, comme me le conseillait ma mère lorsque j'avais besoin de me calmer, de déstresser ou juste de cesser de pleurer... ma mère.... 

Soudain j'aperçois Théo déboucher en trombe d'une rue adjacente.

- Am ? dit-il à demi-essoufflé en atteignant ma hauteur.

- Pourquoi tu n'étais pas au balcon ? Tu reviens de chez ta grand-mère, c'est ça ?

Il acquiesce puis me regarde, songeur. J'en profite pour noter que ses yeux sont humides et d'un bleu-vert presque translucide.

- Son infirmière a fait passer le mot à une de ses collègues pour qu'elle me prévienne. Elle... disons que son état a empiré. Je suis allé la voir mais elle dormait, c'est à ce moment-là que je me suis rendu compte que je ne pouvais pas être tout seul avec elle, tandis que toi tu poirotais au Palais... Tu mérites d'être prévenue. Alors voilà, je venais te chercher...

- Je te remercie, ça me touche, dis-je, émue qu'il pense à moi dans un moment tel que celui-ci. Tu ne peux pas affronter ça tout seul, tu as besoin d'une présence rassurante à tes côtés, au moins pour t'accompagner jusqu'à sa chambre.

- Si tu savais à quel point je suis perdu ! Je suis conscient que sa blessure est grave et qu'étant donné son âge elle lui sera sûrement fatale mais j'espérais que son état reste le même que les jours précédents. Tu vois elle se reposait mais ne souffrait pas, c'était comme si elle avait la grippe et je croyais naïvement que cette situation durerait encore des semaines, voire des mois ! Loupé. Ca s'aggrave sans prévenir, conclut-il d'une voix amère.

- La mort est muette jusqu'à ce qu'elle frappe, bruyante comme une arme.

Yanis m'aurait demandé de qui je tire ces paroles, Théo se contente de serrer les dents.

- Je pense qu'elle doit être réveillée maintenant... ou peut-être pas mais... Tu veux bien venir avec moi ?

- Bien sûr, le conforté-je en lui prenant la main.

Nous avançons lentement et son épaule frôlant la mienne dans un silence sourd me rappelle à quel point nous sommes proches et éloignés à la fois. J'ai l'impression de me rendre à un enterrement, pourtant Evelyne n'est pas morte, or c'est tout comme. On souffre avant comme on souffre après, je réalise qu'elle me manque déjà. Je me souviens d'Hélène, la grand-mère de Loana, atteinte d'Alzheimer. Je l'avais compris lorsque nous marchions dans le cimetière et qu'elle disait m'attendre pour déguster sa traditionnelle Génoise. Elle s'était étonnée de ne pas me voir avec mes habituelles couettes, en vérité je ne les avais plus faites depuis mes sortir de l'enfance, tendre et innocente. Loana était un lion en cage, avec sa crinière blonde et son fort caractère ; elle aimait plaire et accordait tellement d'importance à ce que les gens pouvaient penser d'elle ! Son sourire était éclatant, et son rire reflétait sa vie pleine de bonheur et de surprises.

Mais ce sont les lâches qui perdurent. Les rats se dupliquent à une vitesse folle et fuient encore plus vite.

Je me tiens à côté de Théo, impassible. S'il savait tout ce à quoi je pense il ne ressentirait que du dégoût à mon égard, de la peur, ou bien de la peine à son paroxysme. Une seule chose est sûre : ses sentiments pour moi ne seraient plus les mêmes. Il ne m'aime pas pour ce que je suis, il aime l'idée qu'il se fait de moi, l'idéal qu'il a trouvé en ma personne.

Il n'y a qu'un être qui puisse me comprendre, je ne le reverrais peut-être jamais mais je me fais la promesse de tout faire pour qu'on se retrouve. Car un jour je sais, je frapperai à sa porte. Peut-être qu'il ne me reconnaitra plus, que derrière lui se trouvera sa femme, que ses enfants débouleront sur le perron et me bousculeront sans s'excuser comme les petits italiens des quartiers retranchés de la Cité... Peut-être aussi qu'en un regard il devinera qui je suis, qu'il n'aura pas changé et qu'il m'annoncera qu'il m'a attendue tout ce temps. Peut-être que sa vie s'est également arrêtée la dernière fois qu'on s'est vus, qu'elle est restée suspendue comme dans un souffle et que le feu repartira instantanément car les braises ne se sont jamais réellement éteintes.

J'ai du mal à comprendre le sens de la vie puisqu'en ce moment-même je me trouve avec Théo alors que mon désir le plus cher est d'être auprès de Yanis.

- Vous ne devriez pas la déranger, elle dort toujours, nous conseille l'infirmière lorsque nous pénétrons dans la maison d'Evelyne.

Le salon est si sombre ! Les épais rideaux défendent toute lumière de rentrer, seule une lampe éclaire la pièce, les meubles de bois, le fauteuil bleu ainsi que les tableaux dont je reconnais le style du vieillard assassiné par Wilfried, lui-même tué sous le coup d'un chandelier d'où s'écoulait de la cire chaude.

- On ne fera pas de bruit, la rassure Théo.

Pourtant nous réveillons Evelyne dès que nous ouvrons la porte dans un grincement des plus agaçants. Nous nous rapprochons lentement, dans la quasi-obscurité de la chambre.

- Je suis contente que vous soyez là, dit-elle alors. Mon chou allume la lampe de chevet, tu veux bien ?

Son petit-fils s'exécute, nous permettant de constater le visage plus blanchâtre que jamais de la vieille femme ; elle a l'air submergé par la fatigue.

- Jour est le mot le plus sombre de la langue française, et nuit le plus clair. J'y songeais tout à l'heure.

Elle nous fixe avec compassion et empathie, elle sait à quel point il est difficile pour nous de se préparer à la voir partir bientôt. Pour rien au monde elle ne voudrait qu'on souffre et c'est pourquoi elle fera tout pour détourner notre attention de sa blessure dont les pansements forment une bosse sous ses draps.

- Vous savez je suis bien ici, dans mon lit. Je m'en irai en sachant que les gens que j'aime vont bien. « Cette idée, loin de m'être cruelle et déchirante, me console, me tranquillise et m'aide à me résigner. » Il s'agit des paroles d'un philosophe que le temps a rattrapé, mais je pense qu'aux derniers instants de sa vie il a perdu toute sérénité, car il était seul et l'a sûrement ressenti plus fort que jamais. Il n'y a pas d'âge pour avoir peur, après tout. On a juste un peu plus l'habitude de refouler nos peurs, de nous mentir à nous-même...

Je ne peux pas retenir la première larme, ni la seconde, et puis je laisse couler les autres. Pourquoi cacher notre tristesse ? Pourquoi tout faire pour rester fort ? Comment peut-on demeurer de marbre dans de telles situations ? Comment ne pas être touché quand une personne âgée, qui a vécu davantage que ce qu'aucun d'entre nous ne peut imaginer, nous livre ses sentiments ? Ce genre de sentiments qu'on connait si peu et qui nous inquiète, elle le partage avec nous.

- Mamie ? Mamie !

Mais lorsque je relève la tête Evelyne a déjà les yeux figés dans le vide.

Leur bleu est vidé de toute malice, d'amour, de bienveillance, de chaleur et de confiance. Leur bleu n'est plus celui de Théo, car le corps de cette femme brillante n'est plus nourrit par l'âme infiniment belle qui était la sienne.

Evelyne s'en est allée, et avec elle le nom du peintre, la recette de ses beignets magiques, les souvenirs d'une vie, la présence sur le fauteuil bleu-tonneau et ses embrassades conviviales et sincères.

- Elle n'était pas seule Théo...

Ombre & Lumière Tome 3 - Les Cascades de SangOù les histoires vivent. Découvrez maintenant