Quotidien

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          Ce matin j'étais seul dans la rue. La nuit froide m'a enveloppé de son manteau de brume et m'a guidé, pas à pas, à l'aide de ses halos lumineux qui provenaient des lampadaires. J'ai soufflé plusieurs fois dans mes mains pour les réchauffer mais ça été un cercle vicieux et sans fin : plus j'avais froid plus je soufflais, et plus je soufflais, plus mes mains s'humidifiaient et plus j'avais froid. Et le froid c'est une calamité pour les mains. Quand tu as les doigts gelés et que tu essaies de les bouger tu as mal. Si tu ne les bouge pas tu as mal aussi. Alors tu as mal.


          J'ai fait deux kilomètres à pied, et c'est pareil depuis plusieurs semaines, à cause d'une voiture qui n'a plus voulu démarrer du jour au lendemain et les réparations m'auraient coûté un bras voire les deux si j'avais souhaité les faire. Il est impensable de ne pas travailler, surtout quand le salaire paye la voiture, achetée à crédit. Acheter une caisse pour travailler et travailler pour la payer. C'est un des paradoxes les plus absurdes de ma vie, miséreuse et poisseuse comme elle est. Je suis Sisyphe poussant son rocher, encore et encore.

         Tant bien que mal je suis arrivé à l'usine, l'odeur de la mort flottait dans l'air. Ce n'est pas une métaphore croyez-moi. Quand on travaille dans un abattoir on reconnait cette pestilence. Infecte. Nauséabonde. L'odorat en prémisse de la vue. J'ai enfilé ma tenue dans le vestiaire, une combinaison blanche avec une ridicule charlotte bleu sur les cheveux. Boulot de merde, accoutrement de merde. Un cadavre à la tête de Schtroumpf.

          Le boulot en lui-même n'est pas si compliqué, c'est la cadence et la répétition qui le rendent difficile. Sans parler de l'odeur et de la vue des carcasses de bœufs qui défilent devant moi, sanguinolentes. De la viande fraîchement abattue. Le corps chaud, fumant. Mes bottes sont dans le sang et le gras toute la journée. Les crochets auxquels sont accrochées les bêtes se cognent entre eux inlassablement, dans un tintement métallique et son écho se propage dans ma tête comme dans une caverne. Je passe ma journée, mes huit heures de boulot, à pousser les dépouilles animales, vers les chambres froides, à sortir celles de la veille, toutes aussi inertes mais gelées, et à les tirer pour qu'elles soient découpées en morceaux. J'en retrouverai des traces plus tard dans les steaks hachés surgelés, dans les plats préparés ou chez les bouchers du supermarché. Ça pourrait être pire, j'aurais pu être chargé de l'égorgement, de la découpe à la tronçonneuse ou encore, à un poste unique en son genre : le désanussage, du moins c'est le nom qu'on lui donne. On ne peut pas faire plus explicite. Il y a mon chef aussi qui me gueule dessus sans arrêt parce que je ralentis le rythme parfois, il me rappelle, souvent, que le temps c'est de l'argent et que je lui fais perdre du temps, qu'il ne faut pas que j'oublie que mon contrat s'arrête à le fin de la semaine, comme chaque vendredi, et que si je baisse encore le rythme il se peut que mon nom n'apparaisse pas sur le planning de la semaine prochaine. Je ne peux pas perdre mon emploi. J'en ai besoin. Pour le loyer de mon appartement, pour me payer de la bouffe pleine de médoc' et pour cette voiture qui dort sur le parking. Je ne vais pas cracher sur un boulot de rêve qui m'aide à les réaliser, mes foutu rêves. Un boulot qui me fait vieillir plus vite, où chaque jour des tranchées se creusent sur mon visage. J'ai l'air d'avoir vingt ans de plus que ce que j'ai. Ce boulot est merdique mais j'en ai besoin.

         Pour continuer sur ma lancée, il pleuvait à verse quand je suis sorti de l'usine. Je me suis mis la capuche sur le crâne, je n'avais pas encore fait dix mètres que j'étais trempé. C'était une pluie glaciale et fine, mi-fondue mi-gelée, du genre à s'immiscer dans les vêtements et à me rappeler que je ne suis qu'un homme, sensible et faible, et que le froid peut avoir ma peau. J'ai fait mes deux kilomètres en sens inverse, les pensées dans le vide, circulant dans ma tête comme des carcasses dans les couloirs de l'abattoir. Je me suis dit que c'était peut-être ça le plus important : ne penser à rien. Quand je m'ennuie, et c'est humain, je pense et la plupart du temps je réfléchis à ma vie, à ce qu'elle est, ce qu'elle a été et ce qu'elle sera. J'ai dû mal à concevoir que ma vie soit aussi naze, qu'elle l'a toujours été et qu'elle le restera surement. Je suis et resterai un ouvrier d'abattoir aussi longtemps que je le pourrai. Réaliser ça, c'est douloureux. Bref, j'ai renié mon humanité à ce moment-là.

Les histoires des gens ordinairesWhere stories live. Discover now