Jo

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          Le néon rouge bourdonne. Il me fait mal à la tête. J'entends des bribes de conversations, ça parle un peu de tout et n'importe quoi et à la radio ils passent du Brel en boucle. Le bar sent la vieille serpillière et la bière, et l'écriteau accroché au comptoir précise: Chauffage en panne. Pas de remise. Alors j'ai gardé mon manteau à cause du froid et je m'emmitoufle dans mon écharpe entre chaque gorgée.

          Jo est assis à côté de moi. C'est un type sympa, assez blagueur, mais ce soir il n'a pas le moral. Comme moi il est venu remplir son verre pour se vider la tête. C'est l'anniversaire de ma fille, elle a 24 ans qu'il me dit. Il aimerait bien le lui souhaiter mais elle ne veut pas le voir. Par l'intermédiaire de son ex-femme il a su qu'elle disait que son père était mort. Jo l'a mauvaise, pourtant il la comprend. Il n'a jamais été présent pour elle et n'a pas vu grandir sa petite Anaïs. Pas parce que le temps passe vite. Non. Il ne l'a pas vu grandir parce qu'il a été en prison plusieurs années. Vingt ans. Il ne lui en veut pas à la petite, c'est de sa faute à lui. Ce n'est pas elle qui a tué un homme. Jo le sait, son ex-femme n'a jamais caché à sa fille l'acte de son père et cela aurait été impossible tant l'histoire a eu un important retentissement médiatique.

          Il tient son verre entre ses mains, fait tourner le liquide lentement et le fixe du regard. Les pensées ailleurs. Le néon aux contours rouge qui dessine la forme d'une femme bourdonne toujours et m'agace. Les yeux dans le vide je pense à Eva et à notre dispute. À ce soir où je suis rentré, fatigué et de mauvaise humeur. Serena préparait le diner et Eva était joyeuse, elle sautillait partout, cramponnée à son téléphone comme se doit de le faire tout adolescent. Moi j'avais passé une sale journée. Je me suis affalé dans mon fauteuil et me suis massé les tempes. À la télé il y avait les infos, j'ai zappé et je suis tombé sur un dessin animé. C'était un requin et une sirène, et il voulait la bouffer. Ou bien c'était un coyote qui voulait le faire. Je ne sais plus. Ça ne m'a pas amusé. Eva est venue s'asseoir sur mes genoux. Ce n'était pas son intention mais en le faisant elle m'a fait mal aux jambes. Elle avait son air de petite fille sage, un grand sourire jusqu'aux oreilles, les yeux pétillants et ses mains jointent devant son visage. Elle a demandé si son Papounet qui est le plus beau, qui est le plus gentil de tous les papas et qu'elle aime gros comme ça !!! accepterait qu'elle aille à une soirée avec des copines. Je n'ai pas répondu.

— Maman est d'accord si tu es d'accord ! a-t-elle repris.

— Non.

— Allez papa ! Pour une fois s'il te plait !

— J'ai dit non.

— Mais papa ! Mes copines y vont, tu les connais en plus !

          J'ai refusé et je lui ai balancé qu'une gamine de quinze ans n'avait rien à faire en soirée et que oui je les connaissais ses copines : c'était une raison suffisante pour ne pas qu'elle y aille, qu'elle ne finirait pas dévergondée comme elles : La jupe à ras la culotte et le visage ravalé par une épaisse couche de maquillage. Eva s'est levée d'un bond et m'a rétorqué que je disais tout le temps non et patati et patata. Je ne l'écoutais plus. Mes oreilles sonnaient et ses cris m'amplifiaient mes maux de tête. Je lui ai dit de filer dans sa chambre, ça ne lui a pas plus et dans un murmure elle a lâché un connard. Il ne m'a pas fallu longtemps pour qu'on se retrouve face à face, et sans qu'elle ait eu le temps de réagir et je l'ai giflée. Ma main a laissé une trace sur son visage rougis. Mes cinq doigts dessinés sur sa joue. Ses yeux se sont emplis de larmes. Elle m'a regardé fixement : A partir d'aujourd'hui je n'ai plus de père ! Et elle est partie dans sa chambre. Ma femme qui avait assisté à la scène n'a rien dit mais le mouvement de sa tête montrait sa réprobation.

Les histoires des gens ordinairesWhere stories live. Discover now