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"Bonjour Mr Belle-Feuille,

Je suis Eric Gasp, professeur de mathématiques à l'université de Savoie-Mont Blanc. Michel Kracvistov m'a parlé de vos travaux lors d'un colloque. Je les ai retrouvé sur internet et les ai minutieusement analysés. Je suis pour le moins intrigué par l'un des formalismes que vous avez employé. Je l'ai montré à d'autres confrères pour être certain que je n'étais pas le seul à ne l'avoir jamais rencontré.

J'aimerais beaucoup en discuter avec vous.

Cordialement,

Eric Gasp."

A la lecture de ce mail, je suis un peu dubitatif. Est-ce une blague ou est-ce que cette personne ne sait pas encore que ma thèse a déjà été produite par un autre ? Je n'ai pas envie de lui répondre. Je n'ai pas envie de me justifier de cette grossière erreur que j'ai pu commettre. Je préfère laisser cette connerie derrière moi et avancer.

J'ai subitement envie de marcher. Je sors de chez moi et croise ma voisine d'en dessous. J'ai l'image de son visage attristé par la mort de son mari qui surgit devant mes yeux.

_ Bonjour madame.

_ Bonjour monsieur. Vous vous appelez comment ?

_ Euh... je m'appelle Lucas.

_ Moi, c'est Martine. Elle est mignonne votre compagne.

_ Ce n'est pas vraiment ma compagne. Enfin... c'est ma petite amie mais euh... on n'habite pas ensemble.

_ Vous voulez venir boire un café ?

_ Ben... j'étais parti pour...

_ Vous êtes occupé ?

_ Non, pas vraiment... D'accord. Merci.

J'entre chez Martine et découvre un intérieur rempli de vieux meubles et de bibelots. Le papier peint est marqué de motifs de fleurs. Nous allons dans une salle de séjour.

_ Asseyez-vous Lucas, dit-elle gentiment.

Je m'exécute tout en regardant à gauche et à droite, un peu désorienté. Je vois sur l'un des meubles une photographie en noir et blanc de jeunes mariés. Je me lève pour aller la regarder de plus près. Je saisi le cadre en bois usé par le temps et observe la photo préservée par une plaque en verre. Je glisse un sourire. Ils étaient beaux. Je vois d'autres photos que je me mets à reluquer une à une. Un repas de famille. Un portrait de jeune garçon en tenue de pompier. Une autre image qui présente une scène de pêche entre père et fils. Plus je m'avance, plus les personnages de ce roman photo vieillissent. J'entends crépiter. Le café doit être prêt. Je me rassieds rapidement.

Martine me sert le café dans une petite tasse qu'elle s'applique à poser au centre d'une soucoupe. Je prends un sucre que je dissolve avec une petite cuillère. Après une première gorgé, je constate que son café est bien meilleur que le mien!

_ Alors, Lucas. Que faites-vous dans la vie ?

_ Je suis au chômage depuis quelques semaines.

_ Hum... ce n'est pas évident de nos jours de trouver du travail. A l'époque, on pouvait quitter un boulot et en retrouver un autre le lendemain. Ça me fait penser...

Elle se lève de sa chaise et part dans une autre pièce. J'entends du fracas derrière moi. Qu'est-elle en train de faire ?

Je la vois revenir avec tout un attirail de pêche.

_ C'est pour vous, me dit-elle. Mon fils n'en veut pas et je ne sais pas quoi en faire. Vu que vous avez du temps libre, vous pourriez aller à la pêche ?

_ Euh... c'est gentil mais...

_ Mon mari aimait aller pêcher, mais pas moi. Je pense que ça vous servira à vous.

_ Merci... est-ce que je vous dois quelque chose ?

Elle se met à rire.

_ Bien sûr que non. Ça n'a aucune valeur pour moi.

_ C'est très gentil de votre part.

_ Ce n'est rien. Ça me fait plaisir. Et puis ça nous fera moins de chose à déménager.

_ Vous partez ?

_ Oui, maintenant que je suis seule. Je n'ai plus envie de rester dans cet immeuble lugubre. Je vais aller vivre près de chez mon fils, du côté de Brest. Je veux finir ma vie près de la mer.

Pendant quelques temps, je sais que je ne vais plus entendre le bruit de sa télé dans ma chambre. Mais bizarrement, je ne m'en réjouis pas. J'ai l'impression de ressentir sa douleur.

_ J'ai... j'ai perdu mes parents quand j'avais 11 ans, dis-je en fixant ma tasse.

_ Mon dieu ! Ça a dû être terrible pour vous ?

_ Oui. J'ai cessé de parler pendant plus de six mois. Au grand désespoir de ma psy qui n'a rien pu faire pour moi.

_ Je suis navrée...

_ On apprend à ne plus vouloir s'attacher.

_ Vous n'avez pas de frères ou de sœurs ?

_ Non... J'étais seul. Je suis seul.

_ Ce devait être difficile pour vous de grandir dans ces conditions ?

_ Au début, oui. Et puis je me suis construit un univers pour moi. Une réalité parfaite où tout faisait sens. Enfin... c'est difficile à expliquer, et je ne sais pas trop pourquoi je vous en parle. Je ne veux pas vous accabler davantage avec mes propres problèmes.

_ Non, non. Pas du tout, dit-elle en me saisissant la main.

Je n'aime pas parler de ça. Je ne veux pas parler de ça ! Je dégage nerveusement ma main de la sienne.

_ Merci beaucoup pour le café, dis-je après avoir ingéré la boisson d'une traite. Je dois m'en aller.

_ De rien. Bon courage pour la suite Lucas. N'oubliez pas les affaires de pêche.

_ Bon courage à vous aussi.

Je prends les accessoires de pêche à la hâte et m'en vais. Je me sens un peu étourdi. Je repense à mes parents. Je n'aurais pas dû en parler...

LucasWhere stories live. Discover now