29. rentrer

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Assis sur la banquette, j'observe la foule danser comme si leurs vies en dépendaient. Où sont les autres ? Je n'en ai aucune idée. Je n'ai pas supporté de voir Eden partir avec Danny, soyons honnêtes, même si c'était sans aucun doute la meilleure chose à faire. Le problème, maintenant, c'est que je me demande ce qu'il se passe. Ce qu'ils font, ce qu'il lui dit pour le rassurer, ce qu'Eden laisse s'extirper de sa carapace, quels sont les masques qu'il a fait tomber.

Je passe une main sur mon visage et je décide, d'un commun accord entre mon cerveau embrumé par l'alcool et mon cœur dépassé par la solitude et la tristesse, de sortir de cette boîte de nuit. Si quand je suis arrivé, elle avait l'air pleine d'éclat, elle ne me paraît plus que crasseuse et surchargée d'insectes qui s'agitent dans le simple but de ne pas se faire écraser par une chaussure encore plus crasseuse qu'eux.

Je me dirige vers les portes de la boîte de nuit, et le videur me prévient que toute sortie est définitive – il y a beaucoup trop d'insectes dans la boîte et le quota va bientôt exploser. Tout ce que je lui réponds est un haussement d'épaules et un hoquet qui sent la bière. Le glamour de ma réponse me vaut un regard froid et vitreux d'un mec qui en voit passer quinze, des comme moi, et qui pourtant, se permet encore de juger. Heureusement, il se garde de tout commentaire, et c'est tant mieux, parce que je ne suis clairement pas en état d'en recevoir. Pour sûr que ce serait larmes de crocodiles et roulage en boule au milieu de la chaussée. Aucun de nous ne veut voir ça.

Je marche sur quelques mètres, ignorant la file d'attente qui se prolonge le long de la rue. Des filles et des garçons, certains grelottant, d'autres titubant fortement, discutent et râlent, sans encore savoir que leur accès à la boîte est pour l'instant compromis.

Je finis par trouver un coin du trottoir sans vomis ou résidus d'alcool qui se seraient échappés d'un verre, et je m'y assois. Sur ma gauche, j'entends encore les voix hauts perchées d'un groupe de filles, dernières de la file, toutes vêtues de mini-jupes et ayant apparemment décidé d'économiser l'argent du vestiaire en ne prenant pas de veste. Merde, ma veste. Je passe, sans grand entrain, les mains dans mes poches, mais je n'ai même pas de ticket. Est-ce que j'en avais un, déjà, à la base ? Je ne me souviens plus. Je ne me souviens plus très bien de quoi que ce soit, en fait. A l'exception d'Eden, mais moins je pense à lui, mieux je me porte.

Je triture pendant quelques minutes l'ourlet de mon pantalon, puis je souffle un grand coup. Je me répète des phrases simples, du genre « tout va bien », « ça va passer », même si dans le fond, je ne suis pas vraiment sûr de savoir pourquoi je me sens mal. Je ramène mes jambes contre moi et pose ma joue sur mon genou. J'observe les marques sur le bitume. La petite crevasse, à mes pieds, depuis combien de temps elle est là ? Est-ce que depuis tout ce temps, elle a réussi à pardonner les gens qui lui ont fait cette tête ? A ceux qui ont fracassé le béton de leurs pieds pour érafler ses bords sensibles ? J'aimerais bien qu'on arrête d'érafler mes bords sensibles. J'aimerais bien avoir tout le temps de la terre pour ne plus en vouloir à personne, même si cette personne, c'est moi-même, et j'aimerais ensuite pouvoir revenir à ce moment de ma vie avec la mémoire d'un homme qui a vécu mille et une années de plus, mille et cents autres problèmes, mille et deux vies de plus.

De grands cris de protestation me font mollement tourner la tête vers l'entrée de la boîte, et je suis surpris de découvrir Joly, les cheveux en bataille, soulevée de terre par Anton. La jeune fille se débat dans tous les sens, les bras tendus vers la boîte, tandis qu'Anton fait ce qu'il peut pour éviter qu'elle ne s'accroche aux personnes qui patientent sur le trottoir. Je fronce les sourcils mais je ne bouge pas tandis que Lys et Jonas suivent, la tête basse, tous les deux, les mains fourrées dans leurs vestes respectives. Dès qu'ils se retrouvent au milieu de la rue, chacun fait attention à se placer le plus éloigné possible de l'autre. Et puis suit Shelly, portant ma veste entre ses bras.

Pour que tu m'aimes encoreWhere stories live. Discover now