L'otage - LE GRAND MONSIEUR TAYLOR

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Je marche le long des perpétuels immeubles grisâtres et délabrés du quartier pauvre de Seattle. Ils s'étendent devant moi, aussi bien en large qu'en travers, cachant presque la totalité les nuages moroses qui couvre le ciel, sans pourtant parvenir à me protéger de la pluie drue polluée qui brouille ma vision et mouille ma veste en cuir noire.
J'ai froid, le vent glacial passe dans l'encolure de ma veste et mon cou, et bien malgré moi je frissonne.
L'amertume du temps suinte dans mes pores, comme dans ceux des rares gens qui flânent eux aussi encore dans les rues à cette heure avancée de la nuit. Ils se jettent des regards de bulldogs hargneux en grognant la même idée aigre qui n'est autre que celle de l'individualisme. C'est une demande faite comme une dernière supplique aux dieux, comme le dernier vœux d'un homme sur son lit funéraire, tout ça afin de pouvoir aussitôt retourner dans sa bulle saturée et souillée d'images morbides. Car c'est ce que veut l'homme issu du progrès technique, devenu presque lui-même son propre robot : être tout seul.
Il ne fait aucun doute que cette vision de l'homme soit uniquement influencée par mon sentiment personnel de dégoût face à la race qui m'a mit au monde.
Je suis moi même un robot, un exemplaire parmi tant d'autres, produit par le grand Monsieur Taylor. Je suis né comme un rat et je mourrai en rat, dans les égouts du monde contemporain qui rejette la racaille pauvre et non éduquée. Et comme chez ses animaux, l'homme répugnant peut ainsi ronger jusqu'à sa propre chair dans le but de survivre dans son misérable égout.
C'est sans doute la raison pour laquelle je bifurque à cet instant dans une ruelle aussi putride que la peste, puant les ordures, l'urine et la vomissure. Je fais ça pour "survivre" ou plutôt "subsister" car j'ignore pourquoi je continue de m'attacher à ma propre vie, sans sens, sans joie, sans amour ou n'importe quel autre sentiment mielleux que prônent les insupportables publicités clignotantes.
Je m'enfonce sur les pavés sales, entre deux longs immeubles couverts de graffitis décolorés, et finis par m'arrêter devant une porte en acier rouillé. Je frappe sans ménagement.
-C'est Lysander, je grogne.
La porte s'ouvre lentement en grinçant, je jette un œil rapide à Stan, grand, bourru, le regard féroce, tatoué jusqu'au crâne, qui la tient. Je passe, sans prononcer un seul autre mot. Les gens me connaissent dans le milieu, pas besoin d'expliquer qui je suis, ils le savent. Ici, personne n'aimerait être à ma place et personne ne s'en cache.
L'entré de la cave est glauque et elle exhale la cigarette. Je ne m'y attarde pas et descends les escaliers pour me retrouver au cœur même des bas-fonds de Seattle, là où la vermine grouille, comme les crapules.
La pièce est un carré en béton du sol au plafond, littéralement. Il n'y a qu'une grande table en bois au milieu, entourée de chaises, et de vauriens. Les voix graves, la fumée stagnante âcre empestant le tabac et le bruit des bouteilles d'alcool tintant sur les verres ne font pas attention à moi quand je prends place à mon tour à la table.
Je croise le regard luisant et rougeâtre de Keith. Il est trapu, bedonnant et son crâne est parsemé de ses derniers cheveux noirs. C'est le seul qui m'observe attentivement, bien que je sois absolument identique à toute les autres fois où l'on s'est vu. De taille moyenne, légèrement musclé, les cheveux en bataille de longueur mi-longs blancs comme la neige, le tout atypique est accompagné d'yeux bleus électriques et de tatouages entremêlés dépassants des épaules qui ne signifient pas plus à mes yeux que ma propre existence. Je suis né comme ça, en rat des égouts albinos.
-Le corps de Dewey a été retrouvé flottant dans la Duwamish River ce matin, m'apprends Keith en lâchant finalement son regard insistant.
Cette nouvelle passe sur moi, aucune émotion ne me transperce, pas la peine, pas la tristesse, même pas la colère, les rats n'ont pas de sentiments. Je n'ai pas besoin de prétendre quoi que ce soit, ici, personne n'en a rien à faire de Dewey. Non, sa mort a un tout autre impact que celle sentimentale attendue chez les catégories moyennes ou privilégiés de la société moderne. Chez les rats, c'est signe que la guerre vient d'éclater.
-Ils l'ont tué parce qu'il lui a dit qu'il voulait se retirer du marché. Sa copine venait de lui annoncer qu'elle était en cloque, il voulait juste être clean pour le gosse, déclare Peter.
Peter est petit, gringalet, mais plutôt fort pour démantelé les serrures récalcitrantes. C'est sans doute le seul qui devait avoir suffisamment de sympathie pour Dewey pour avoir ces informations sur lui.
-Si il croit qu'il peut nous retenir éternellement sous ses ordres, il se met le doigt dans l'œil, bien profond, cet enculé, s'exclame Karl, le bodybuildeur sans cervelle.
Je sais que ma place n'est pas ici, car ma place est nul part. Pourtant, je suis bel et bien coincé parmi eux. Ils le savent. Je toise Keith, l'air interrogatif. Il va me dire ce que je dois faire, moi le rat des rats. Et je n'aurai aucune échappatoire, je suis à eux.
-Demain soir, tu te rendra chez les Carter. Ils sont invités à un dîner qu'organise le maire Sleaford, dit-il.
Bien que ma vie m'importe peu, ce qu'il vient d'annoncer ne me plait guère et ce qui risque de suivre encore moins. Les Carter sont ceux qui règnent sur le royaume des rats, Grant Carter est le grand magnat, le Monsieur Taylor des égouts. Son empire, basé et enrichit sur les trafics illégaux de Seattle, fait de lui le rongeur le plus féroce d'entre nous.
Le groupe de Keith est celui qu'il déteste le plus. Keith est son ancien partenaire qui a voulu la lui faire à l'envers et qui s'est retrouvé en bas de l'échelle alimentaire.
Moi, je suis juste une résultante de l'un de leur coup foireux. Je suis le gosse du mec qui à précédé Keith. Il m'a prit en otage alors que j'étais gamin, pensant que ça aurait son effet sur le patron, mais il s'est révélé qu'on s'en fout bien du rejeton albinos du sous-fifre du chef. Je me suis retrouvé à leur merci, et une fois adulte, revenir vers mon géniteur m'a parut bien dérisoire : il n'a jamais essayé de me retrouver, pourquoi le ferai-je ?
Je jette un coup d'œil à la tablé crapuleuse, qui semble très fière du plan qu'elle a mit en place, avant de revenir sur Keith.
-Tu vas kidnapper leur fille Brooke, et l'emmener ici. Ensuite nous verrons. Les rumeurs disent qu'il ferait tout pour elle. Voyons si c'est vrai, finit-il.
Tous les regards sont sur moi. Je n'ai pas le choix.
-Il va me tuer.
-Si il le fait, nous tuerons sa fille, répond Stan, qui s'est planté devant la porte.
J'acquiesce, en bon pantin désarticulé que je suis.
Si je fuis, eux me tueront. Je n'ai pas d'échappatoire. Je suis contraint de kidnapper Brooke Carter.

Vague ment à merWhere stories live. Discover now