Chapitre 1. Entrée dans le monde de Jessie.

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La porte se referma et mon dernier client de la journée s'éloigna. Lew's Tattoo allait fermer et ne rouvrirait que le lundi, en offrant aux passants de Main Street sa devanture moderne, tout en gris, métal et violet. J'en étais très fier. Comme de l'autocollant arc-en-ciel sur la porte, qui annonçait que ma boutique était gay-friendly.

Ocean Crests s'endormait dans la nuit de ce début de printemps, très douce, tandis que les établissements pour boire et s'amuser s'éveillaient. J'avais besoin d'aller me relaxer plus loin sur la côte, dans une boîte où, qui sait, j'aurais la chance de trouver un amant pour quelques heures. Le temps d'une détente, d'une étreinte.

Je jetai un coup d'œil dans le miroir du studio. Mon reflet m'apprit que je ne portais pas trop de signes de fatigue sur ma peau pâle ou dans mes yeux bleus, sous les mèches noires de mes cheveux savamment coiffés. Je souris en apercevant le reflet de mon unique tatouage. J'en effectuais sur les autres toute la journée, alors celui-ci me suffisait pour l'instant. Il représentait tout ce qu'il y avait à savoir sur moi. Je n'éprouvais pas le besoin d'être la vitrine de mon art. Mes clients venaient avec leurs idées ou s'en faisaient avec les modèles affichés sur le mur. Je passai un doigt sur la branche stylisée qui ornait mon bras gauche. Elle montrait mon attachement pour la nature qui m'entourait, la vie et ses plaisirs, rapport à la sève circulant dans le bois. Si l'on souhaitait creuser le symbole et en apprendre un peu plus à mon sujet. C'est-à-dire pas grand-chose. Celui qui l'avait réalisé avait été mon patron et mon mentor. Puis il m'avait vendu le salon avant de prendre sa retraite. Les trois piercings à mon oreille brillèrent fugitivement, au moment où je bougeais pour m'écarter du miroir.

Bon, j'étais suffisamment à mon avantage pour espérer plaire. Pourtant, ce samedi de la mi-mars avait été plutôt éprouvant. Je ne réalisais pas uniquement de l'art pour l'art. Mes tatouages représentaient ceux qui les désiraient, mais pas seulement. Ils embellissaient, ils dissimulaient, ils redonnaient de la joie et de l'espoir, et c'était la partie de mon travail dont j'étais le plus fier. Je tatouais des victimes d'accidents. Des survivants du cancer venaient me voir pour que je décore leur silhouette éprouvée, pour que je dépose de cette énergie qui leur permettait de se battre, d'être plus fort face aux épreuves. Voilà ce que je mettais en avant dans ma présentation, sur mon site internet ou sur les réseaux sociaux. Le bouche à oreille fonctionnait bien lui aussi.

En décembre, j'avais reçu un jeune homme qui m'avait impressionné. Il souhaitait effacer la preuve physique d'une agression dégueulasse. Son bourreau avait gravé une insulte homophobe sur son ventre, fag (pédé). Je l'avais recouverte, transformée en un oiseau s'élevant au-dessus de flots multicolores. C'était l'idée du jeune homme, très évocatrice de sa volonté de s'en sortir.

Tatouer était pour moi un acte presque mystique, transcendant. Je ressentais les ondes positives de l'encre que je déposais sur les épidermes.

Ce samedi-là, j'avais reçu un adolescent de dix-sept ans, accompagné par son père. La mère et la sœur étaient décédées dans un accident de la route et les deux rescapés étaient venus célébrer la vie malgré tout. Le père avait souhaité deux motifs rappelant les disparues. Pour sa femme, leur chat noir, qu'elle adorait. Pour sa fille, leur autre chat, tigré, celui qui aimait dormir sur ses pieds la nuit. On disait que les chats étaient des protecteurs du foyer. Ils étaient devenus un lien entre les défuntes et ceux qui restaient.

Le fils, dont le bras droit était recouvert de cicatrices, voulait quelque chose de spécial, qui le rendrait fort aux yeux des autres. J'avais suggéré un tatouage façon cyborg, pour faire croire à un bras mécanique et futuriste, et il ne passerait pas inaperçu. On l'admirerait, on ne le plaindrait pas. Un sourire avait éclairé le visage du garçon, et il avait adopté mon idée.

Je t'aime à ma façon, Roman édité, 5 chapitres disponiblesWhere stories live. Discover now