Chapitre 23 - 1787 : Les Jeux du hasard et de la mort - 2ème partie

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Un capitaine d'artillerie peu ordinaire


       Quelque temps après le capitaine des Aiguières, qui commandait une autre compagnie de canonniers que la nôtre, vint me voir. Il passait de loin en loin car il prêtait des livres à qui aimait les lire. Homme intelligent, qui à l'époque avait encore toute sa tête, mais déjà accablé par les limites de la vie militaire, il achetait souvent les derniers livres qu'un honnête homme se devait de lire, et pas seulement pour briller en société mais pour le plaisir, pour s'instruire et pour méditer.

       Du coin de l'œil je le vis approcher. Il portait quelques livres sous le bras. Ce n'était pas le bon moment : près du Polygone de tir un affût de canon s'était enlisé dans la boue de cette fin d'automne, et nous peinions tous à essayer de l'extraire de la glaise. Mais il attendit patiemment que nous eussions fini avec notre corvée. Le tout jeune lieutenant qui, de loin, commandait en théorie la manœuvre me signifia d'un geste sans entrain que je pouvais ordonner aux soldats de rompre les rangs. Ce que nous fîmes avec soulagement  la journée ayant été longue.

      «Je vous ai apporté quelques volumes, commença-t-il sans préambule. Venez avec moi, nous allons en discuter tout en cheminant.

- Bien mon capitaine. » Le chemin était boueux à souhait mais une conversation avec des Aiguières valait toujours la peine d'être menée. Je lui demandai ce qu'il avait apporté d'intéressant.

     « Un ouvrage en quatre volumes écrit par un des nôtres, un collègue capitaine d'artillerie. Je l'ai connu voici quelques années, dans une autre ville de garnison. Il s'essayait déjà à l'écriture sans réel succès. Mais avec ce livre il a eu plus de succès que mille artilleurs réunis.

- A ce point-là ?

- A ce point-là ! » Sans rien ajouter il m'en tendit un tome et j'en lus le titre.

      « Non, je n'en ai jamais entendu parler. Curieux titre pour un traité d'artillerie, remarquai-je.

-  Il ne s'agit point d'un traité d'artillerie. Je ne veux pas vous déflorer le sujet, mais recueillir votre impression sans vous la fausser.

- Vous m'avez dit que cet ouvrage est en quatre volumes, notai-je, or j'en compte cinq que vous portez-là.

- Oui, vous remarquez bien. En fait le cinquième livre est le tome premier du traité du Comte de Guibert « Essai général de Tactique ». Ce traité que vous avez déjà lu vous permettra de cacher ce que vous lirez vraiment.

- Pourquoi faire tant de cachotteries ?

- C'est, conclut le capitaine, que ce livre est déconseillé à la lecture dans les armées car il a fait scandale. »

       Un livre écrit par un artilleur, un livre qui a fait scandale ? Hum.... le capitaine n'exagère-t-il pas pour susciter chez moi l'envie de le lire ? Avec moi nul besoin de cette tactique : je suis un dévoreur de la chose imprimée. Il le sait. Mais ce livre est peut-être spécial, source de scandale... Il faut voir...

    ...Quand je pense que je croyais savoir écrire une lettre. En lisant ce roman je prends un coup de boulet en pleine gueule. Toute cette immoralité sans gêne, si finement décrite, étalée comme naturellement,  là, dans ces pages. Tous ces mensonges de la société. Je me rends compte que je ne connais pas grand chose à certains hommes et vraiment rien aux femmes. Elles peuvent être infiniment plus douées, infiniment plus dangereuses que les hommes. A l'amour comme à la guerre... amoureuse.

Moi, Jean Thomas Collot -  Tome un : Au Temps des roisOnde histórias criam vida. Descubra agora