Chap. 3 bis : Comment conquérir une dondon et devenir caporal

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             En attendant ces embrasements à venir, embrasements des armes et surtout des esprits, nous vivions une vie ennuyeuse les meilleurs jours, avec heures de garde à n'en plus finir et carrément sinistre les jours de manœuvre sous la pluie -avec ration de boue supplémentaire- ou sous la neige, avec  la morsure glaçante du métal des canons sur nos mains qui les déplaçaient. Ces jours-là toute cette agitation me paraissait sans aucun avenir. L'immense tentation de la désertion me saisissait. Mais déserter pour faire quoi ? Retourner gratter misérablement la terre ? Jamais. Travailler comme commis ? Pas mieux. Sans réelle éducation, sans aucune fortune, j'étais englué dans un cul-de-sac nommé armée.

            En temps de guerre nous étions de la chair à canon. En temps de paix de la chair à brimades. J'en connaissais certains qui à bout avaient préféré la désertion. Certes il était moins risqué de déserter qu'avant, une ordonnance royale ayant supprimé la peine de mort pour désertion en temps de paix. Mais restaient, pour ceux qui étaient repris, la condamnation aux galères ou, pour ceux qui tombaient sur des juges plus cléments, d'autres "joyeusetés".

          Dans l'absolue innocence - ou bêtise- de ma prime jeunesse, je ne savais point en m'engageant que viendrait l'amère désillusion. Certains jours je ne «tenais» que par ma maigre solde,  payée à peu près régulièrement. Mais la pauvreté suintait par tous les pores de ma peau. Echapper à la misère ? Comment ? En tentant de grimper, un tant soit peu, sur cette maudite échelle de la vie dont les barreaux sont si espacés et si glissants, telle l'Echelle de Jacob de la Bible où ceux qui restent en bas souffrent et peinent.

         Je dois à la vérité de dire que, pour les brimades, tout dépendait des officiers auxquels nous avions à faire. Une vie de garnison peut être pleine de contradictions, être la meilleure comme la pire des écoles. Certains officiers - officiers supérieurs ou bas-officiers - avaient une bonne personnalité, autoritaires au moment des exercices, mais n'abusant pas de leur autorité, ils devenaient presque faciles à vivre en dehors des champs de tirs. Les meilleurs de ces officiers cherchaient même, à leur manière teintée d'intérêt philosophique ou religieux, à élever nos âmes. Nous les estimions et avec eux grandissait l'estime de nous-mêmes. Sous leur commandement nous nous sentions, et  étions, disciplinés et honorables.

          D'autres supérieurs n'étaient là que pour nous avilir : mépris, sanctions - le plus souvent injustifiées -, hurlements bestiaux, soufflets, coups de canne ou de plat de sabre, à la brutalité sans rime, ni raison. Ces officiers-là nous faisaient souffrir pour le plaisir de faire souffrir, ne voyant pas en nous des hommes mais des larves soumises.  Avec eux l'humiliation était  notre pain noir quotidien.

         Le plus brutal de ces supérieurs fit une chute sur une baïonnette, lui faisant rencontrer plus tôt que prévu Notre Seigneur là-haut, ou plus sûrement, le diable tout en bas. Seul un bas-officier fit cette chute regrettable... Aucune enquête poussée n'eut lieu après le décès de ce tortionnaire. Mais nous savions tous qu'il en aurait été autrement en cas de décès accidentel d'un officier noble. Nous ne touchâmes jamais, alors, à un seul cheveu de ces messieurs. Le message fut reçu : il fut mis un holà à ces  inutiles brimades.

          Nous étions des soldats formés et, même si nous n'en avions pas vraiment conscience, une denrée précieuse pour les puissants. A la demande du roi nous aurions pu, à la minute, partir à la guerre, chaussés, équipés, armés. Mais nous partions surtout en direction du plus proche cabaret pour boire à la santé de tout et de rien et oublier tout.

 Mais nous partions surtout en direction du plus proche cabaret pour boire à la santé de tout et de rien et oublier tout

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Moi, Jean Thomas Collot -  Tome un : Au Temps des roisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant