Chapitre 17 : Une nuit

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Une nuit


  comme celle de Jean Honoré Fragonard....

Il fait doux. Les parfums de l'été sont palpables. La chaleur est à peine tiède. Les journées les plus longues de l'année. Douceur.Torpeur.

Nous sommes allés nous tremper dans les bains. Plus par plaisir de nous rafraîchir que par devoir. Plaisir de sourire aux jeunes demoiselles. Bastien va mieux. Il le sent, il le sait. Il a repris pied au pays de l'espoir.

Le colonel est à Ajaccio, Maître Tancrède s'est évanoui dans la nature avec la belle Paolina... Nous nous amusons à jouer les riches messieurs désœuvrés. J'achète du vin, pas mauvais du tout, chez un des voisins qui a une petite vigne dans les collines. Nous buvons et devisons de tout et de rien, et surtout à propos des femmes. J'achète encore plus du vin. Buvons ! Nos gardes-chiourme sont de sortie. Profitons-en ! Nous célébrons Bacchus, dieu très accessible, en attendant de célébrer, dans une autre vie, les femmes, inaccessibles !

Avec l'aide du voisin vigneron j'arrive (enfin surtout lui arrive) à hisser Bastien dans la carriole. Heureusement que nos mulets sont sobres. Ils connaissent la route par cœur et nous transportent sans heurt vers la maison. Tout en y pénétrant je porte Bastien comme je peux sur mon dos et je marmonne des excuses d'ivrogne à Maria, qui ne semble pas contente de nous voir revenir dans cet état. Les enfants dorment sur leurs paillasses. Je me traîne avec mon fardeau et le déverse sur son lit, sans ménagement. Mais Bastien est saoul et ne se plaint pas. Je lui ôte son habit, le recouvre et le laisse cuver, j'espère, heureux.

Je me dirige vers ma « chambre ». C'est un réduit minuscule, mais cette solitude monacale, ce refus du monde sont mieux que la promiscuité de la chambrée au casernement. Je suis comme un escargot qui se replie sur sa toute petite coquille. Un escargot ivre. J'allume ma chandelle, me déchausse, me décoiffe, enlève ma veste et mon gilet, passe un peu d'eau sur les mains cheveux visage, et soulève le livre posé sur le sol : « Histoire de Dom Bougre ». Déjà lu. Je le repose. Même les bouquins libertins ne comblent plus le manque. J'ouvre la petite fenêtre en grand sur la douceur de cette nuit estivale. Respirer amplement les parfums, yeux fermés, front contre l'embrasure de la fenêtre, être envahi par la sensation de m'endormir debout.

Les vapeurs de l'alcool se dissipent. Je me hisse sur le rebord de la fenêtre et je sors dans la nuit, tel un enfant privé de dessert qui veut s'enfuir. Adossé au mur je me perds dans la contemplation de la voûte céleste. Malgré l'heure tardive de nombreux oiseaux volent encore dans le ciel. Je deviens comme mon père, un contemplatif, alors que j'aimerais tant être un vrai homme d'action. Soudain j'entends frapper à la porte de mon réduit. Qui cela peut-il bien être? Probablement un des enfants qui, n'arrivant pas plus que moi à dormir, veut discuter de tout et de rien. A nouveau je bascule à travers la fenêtre. Je vais aller envoyer le mioche paître ailleurs.

«Pas le moment petit,» dis-je en ouvrant la porte. Raté. Je tombe nez-à-nez avec Maria.

Je bredouille... « Bonsoir, oui,euh... »...

Elle m'écarte de la main, traverse la chambre, regarde brièvement au dehors, ferme le volet, la fenêtre, tire le bout de drap qui sert de rideau, retraverse la chambre, se retourne vers moi, et, sans me quitter du regard, pousse et ferme la porte derrière elle, tournant la clé de l'INTERIEUR, le tout sous mes yeux abasourdis.

Est-ce que je vois la réalité ou suis-je complètement saoul ? Nous nous regardons sans dire un mot. N'osant croire à ma chance, je reste immobile, en stupide homme d'inaction. Déjà elle tourne la clé dans l'autre sens. Noooooooooooon !

Moi, Jean Thomas Collot -  Tome un : Au Temps des roisWhere stories live. Discover now