Chapitre 9

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Tristan demeurait concentré sur la route, mais ses pensées étaient ailleurs. La dyspraxie de Dylan l'intriguait ; les intentions d'Ulysse l'inquiétaient. Il n'était pas stupide : il se souvenait très bien de ce qui s'était produit la dernière fois et la fois d'avant. Et même la toute première fois...Il avait essayé d'aimer à trois reprises. Mais dès lors qu'Ulysse avait repéré ceux sur lesquels il avait jeté son dévolu, il les avait séduits, sans doute en les mettant en garde contre lui. C'était la seconde raison qui l'incitait à rester à distance : il ne voulait pas d'une quatrième déception.

Lorsqu'il se gara devant son immeuble, il vit qu'il avait un message de Dylan.

Dylan : J'aurais une proposition à te faire.

Il lui répondit, soudain intrigué.

Tristan : Quel genre de proposition ?

Dylan : Une proposition de soutien.

Tristan rédigea sa réponse, perplexe. Il ne voyait pas où Dylan voulait en venir.

Tristan : Vas-y.

Dylan : Je me suis dit que nous pourrions peut-être nous donner des exercices pour nous aider mutuellement. Par exemple, tu m'aides à me repérer et je t'aide à écrire.

Il écarquilla les yeux. Dylan voulait être avec lui. Il voulait passer plus de temps avec lui et il voulait l'aider. Lui et pas Ulysse. Tristan n'en revenait pas.

Tristan : Je trouve que c'est une excellente idée. Quand veux-tu commencer ?

Dylan : Quand tu veux.

Tristan : Demain soir ? Après les cours ?

Dylan : Ça me va. Chez toi ou chez moi ?

Tristan : Chez moi, si tu veux. Mes parents ne seront pas là, mais j'aurai l'une des deux voitures.

Dylan : D'accord.

Tristan : Qui sera le maître et qui sera l'élève ? Que préfères-tu ?

Dylan : Je préfèrerais être le maître, pour commencer. Si ça ne t'ennuie pas.

Tristan : Non, aucun problème.

Le jeune homme rangea son portable et descendit de voiture. Ses parents n'étaient pas là - ils n'étaient jamais là. Sa mère était dessinatrice ; son père, ingénieur informatique. Ils passaient leur temps chez leurs clients, oubliant qu'ils avaient un fils. Le verbe « oublier » n'était pas une hyperbole : ils oubliaient son handicap et les difficultés qu'il rencontrait. C'était comme s'ils se disaient qu'il n'y avait plus rien à faire une fois la dysgraphie révélée. Tristan avait appris à se débrouiller seul et, s'il en avait souffert lorsqu'il était petit, aujourd'hui, il remerciait ses parents : grâce à eux, il savait se défendre sans l'aide des autres.

Une fois dans sa chambre, Tristan consulta son agenda. Il avait une dissertation de littérature pour la semaine suivante, sur Fin de Partie, qu'ils étudiaient cette année. Il sortit son sujet.

Sujet 2014 : Fin de Partie, de Samuel Beckett (1957)

Qu'est-ce qui se défait dans Fin de Partie ?

Il relut la pièce, avant d'envoyer un message à Dylan.

Tristan : As-tu commencé ta dissertation ?

Dylan : Depuis quelques minutes. Et toi ?

Tristan : Je viens de sortir le sujet et je suis en train de relire la pièce. Puis-je te demander un petit service ?

Dylan : Oui, bien sûr.

Tristan : Lorsque je l'aurai terminée, pourras-tu me la corriger ? Me rectifier les majuscules et les minuscules, ainsi que les espaces ?

Dylan : Avec grand plaisir.

Il poussa un soupir de soulagement.

Tristan : Merci beaucoup.

Il se repencha sur la pièce, relut son sujet et entama l'analyse du terme principal.

Défaire : Changer l'état d'une chose de manière qu'elle ne soit plus ce qu'elle était / Abattre, affaiblir, amaigrir / Faire mourir / (Se défaire) Se décomposer, s'affaiblir / Se tirer de ce qui serre / Se défaire d'une chose, s'en débarrasser / Se défaire d'un domestique, le mettre dehors / Abandonner, renoncer à.

Il trouva toutes ces définitions dans Le Petit Littré. Il ne faisait aucune faute de majuscules ni d'espaces lorsqu'il recopiait un texte, parce qu'il avait le modèle sous les yeux. Dès qu'il devait écrire lui-même, en revanche...

« Intérieur sans meubles » = dEs TRucTioN dElhA BiTAT, NuDi TE, pAuv RETE.

« Lumière grisâtre » = EN TRE lE Noi RETl EBLANc, EN TRE lAviE ET l Am oRT, EN TRE lu miE RE ET oBscu RITE, EN TRE sAv oiRETi gNo RANcE.

« Deux petites fenêtres haut perchées, rideaux fermés » = ENfER mEmENT, coNTAcT di ffi cilE AvEc lEXTERiEuR.

« Accroché au mur, près de la porte, un tableau retourné » = plus dE pla cEp ouRl ART.

« A l'avant-scène à gauche, recouvertes d'un vieux drap, deux poubelles l'une contre l'autre » = viEuX dRAp = liNcEul / pouBEllEs = dE chE ANcE.

« Au centre, recouvert d'un vieux drap, assis dans un fauteuil à roulettes, Hamm » = fAuTEuil A Rou lE TTEs = hANdicAp, iN fiRmi TE, immo bi liTE.

« Immobile à côté du fauteuil, Clov le regarde. » = immo bi liTE, moRT.

Sa main lui faisait mal, il fut contraint de s'arrêter. L'écriture l'épuisait toujours autant.

Ulysse parvenait à séduire. A aimer. Ulysse parvenait à dire « Je t'aime » à ceux qui l'intéressaient. Il parvenait à toucher, à enlacer, à embrasser et à emmener ceux qu'il séduisait dans son lit. Tristan n'y arrivait pas, il n'avait jamais réussi. Il abhorrait les « Je t'aime ». C'était une phrase qu'il trouvait ridicule, sans intérêt et impossible à dire. L'amour était pour lui beaucoup plus puissant que ces trois mots. L'amour était contenu dans les silences, dans le temps passé ensemble, dans les regards échangés, dans les joues rouges et les sourires partagés. L'amour n'était ni un geste ni un mot : il était une attitude.

Tristan avait défendu Dylan contre les autres. Il avait accompli ce qu'Ulysse avait été incapable de faire. Et ce dernier se prétendait amoureux ! Tristan n'était pas dupe : Dylan n'était qu'une conquête aux yeux de son ennemi. A l'instar des trois garçons qui l'avaient précédé. Tristan serra les dents. Il ne le laisserait pas avoir Dylan. Sauf si celui-ci le désirait vraiment...Son cœur se serra à cette pensée.

Il secoua la tête pour la chasser. C'était avec lui que Dylan voulait être. Il lui avait proposé de l'aider. Avait-il proposé la même chose à Ulysse ? Non. Du moins l'espérait-il...Il fronça les sourcils et prit son portable.

Tristan : As-tu proposé les exercices mutuels à Ulysse ?

La réponse fut immédiate.

Dylan : Non. Pourquoi ?

Tristan sentit son cœur s'alléger.

Tristan : Je ne sais pas, j'avais besoin d'en être sûr.

Dylan : Il est mon ami, Tristan, mais ça s'arrête là. Je n'ai pas envie de partager plus de choses avec lui.

Tristan : Mais avec moi oui ?

Dylan : Tu le sais bien...

Tristan leva les yeux vers sa fenêtre. Les étoiles étaient pour lui signe d'espoir. Signe que tout irait mieux. Elles dessinaient une histoire nouvelle, inondée de lumière, sur l'infini papier bleu. Et cette histoire, sans modifier le passé, corrigeait l'avenir pour le rendre parfait.

Les mots de Dylan avaient appliqué un baume sur son cœur sanguinolent. Il ne laisserait pas la plaie s'infecter à nouveau.     

Dystance [Nouvelle version]Nơi câu chuyện tồn tại. Hãy khám phá bây giờ