Grandeur et décadence

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La Sultane s'observait dans la glace avec anxiété, traquant le moindre cheveu blanc, la moindre ride, le moindre signe de vieillesse. Il en fallait peu, très très peu, pour être conspué à la cour. Et la plus grande angoisse de la Sultane était de ne plus être acceptée parmi ses semblables.

Pouvez-vous vraiment l'en blâmer ? Qu'il lui jette la première pierre, celui qui n'a jamais crains de ne pas être légitime aux yeux de sa famille ou de sa communauté.

Et lorsque cette communauté était aussi à cheval sur les apparences, cela signifiait abuser de sorts de jouvence aux ingrédients hors de prix et à l'usage dangereux pour la santé, user de la chirurgie lorsqu'il le fallait, donner des fêtes somptueuses où les sens étaient trop déréglés pour êtres en état d'observer, et se couvrir de bijoux toujours plus lourds et plus coûteux, pour cacher tant bien que mal, dans un élan désespéré, cette corruption de l'âme que nul ne peut totalement ignorer.

Et la Sultane s'enfonçait jour après jour un peu plus dans cet infernal cycle de décadence, en usant toujours à plus grande dose des drogues de Jafar, pour oublier sa culpabilité et son mal-être.

À l'instant où elle tâtait de son doigt le coin de ses yeux, pour en tester la souplesse, on frappa à sa porte, trois coups brefs.

Elle vérifia d'un coup d'œil que son maquillage, ses habits et ses bijoux, étaient correctement agencés, et prit une pose lascive sur un sofa avant de lancer :

-Entrez, Jafar !

Avec un peu de chance, il lui apportait de nouveau les pilules bleues qu'il avait usé la dernière fois, et elle pourrait enfin oublier tous ses problèmes.

Le vizir entra, son éternel perroquet sur l'épaule. La Sultane frissonna. Elle détestait ce volatile. Ses yeux trop humains la mettaient toujours mal à l'aise.

-Votre Altesse, déclama Jafar en s'inclinant bien bas, sans se soucier de l'oiseau perché sur son épaule. Vous êtes resplendissante !

Elle sourit à ce compliment, qui venait juste à point pour rehausser son égo.

-Un de mes amis voudraient vous parler, reprit le sorcier. Vous vous souvenez certainement de Rapace ?

Avant que la Sultane n'ait pu donner son accord, une ombre se découpa dans l'embrasure de la porte, et l'individu susnommé fit son entrée. La Sultane en fut momentanément contrariée, mais que pouvait-elle faire, à présent, elle n'allait pas le renvoyer, tout de même, que penserait-on d'elle...

Rapace marcha jusqu'à elle et s'inclina vaguement, sous l'œil soudain intéressé de la souveraine.

C'était un individu plein de force brute, dont le visage sec, coupé à la serpe, n'était pas sans un charme étrange, rehaussé par ses yeux perçant et ses cheveux longs, couleur corbeau, qui lui valaient son pseudonyme. L'histoire de Rapace, un des sept Maîtres de la mafia d'Agrabah, était bien connu dans tous les cercles, et fortement entretenu par l'individu en question. C'était l'être le plus mécanisé d'Agrabah, car seul sa tête, et son cœur, restait de chair et de sang. Le reste avait été assemblée à sa convenance, et il en changeait régulièrement, selon ses fantaisies. Il portait actuellement une opulente poitrine de femme aux reflets chromés, qui se combinait avec des hanches d'homme. La Sultane se demanda avec une lueur de convoitise s'il ne s'agissait que des hanches, ou si...

Elle s'aperçut soudain que Rapace avait commencé a parlé, et qu'elle ne s'en était pas rendu compte. Elle avait peut-être abusé de substance relaxante, hier soir, avant de dormir.

-C'est pourquoi, continua le Maître, je vous demanderais, en toute amitié, de donner congé à la milice cette nuit...

-Oui, oui, soupira la Sultane en balayant tous ces sujets ennuyant d'un geste de la main. Jafar s'en occupera. En échange, vous profiterez bien de mon hospitalité pour l'après-midi...

Le sous-entendu fut clairement entendu.

Jafar sortit de la pièce, satisfait. Pendant que la Sultane s'amusait, c'est lui qui récolterait le pot-au-vin de Rapace. Et il n'allait clairement pas s'en servir pour monter une œuvre charitable.

~

Debout sur le toit du Palais, Aladdin regardait le crépuscule tacher le ciel, écoulant ses longues traînées rouges sur la cité.

-J'ai un mauvais pressentiment, commenta soudain lae génie, qui était assis à côté de lui, sous sa forme humanoïde.

-Tu as tout le temps des mauvais pressentiments, rétorqua Aladdin.

-C'est parce qu'il se passe sans arrêt des choses affreuses dans le monde.

-Cesse d'être aussi pessimiste ! Je trouve que tout se déroule plutôt bien, moi ! L'école ouvre ce soir !

-Écoute, petit, je t'aime bien, mais tu es en train de devenir aussi niais que ton prince.

-Jasmin ? s'amusa Aladdin, avant de prendre un air songeur.

Il tourna son regard vers lae génie, hésitant à aller plus loin.

-Mais vas-y, petit, parle, soupira l'être fantastique.

-Je t'aime bien, moi aussi, répondit Aladdin en souriant. C'est drôle d'avoir un ami comme toi. J'ai l'impression que je peux tout te dire. Peut-être parce que je sais que tu n'auras pas peur de moi, et de ma nature étrange...

À ces mots, le petit dragon qui sommeillait sur le haut de sa tête émit un hoquet d'indignation et de jalousie, et virevolta avec vigueur devant le visage du voleur. La moue boudeuse, il frappa de sa petite patte le bout du nez d'Aladdin, et partit vers les jardins, à la recherche de Jasmin. Lui, au moins, le gavait toujours de sucreries.

-Abu, attends ! Appela le voleur.

Mais la petite bête fit mine de ne pas l'entendre. Aladdin soupira. Il savait très bien que le dragon aurait oublié l'offense d'ici une heure ou deux : il était bien trop affectueux pour en vouloir longtemps à ses amis.

-Tu disais ? reprit lae génie.

-Hum ? Ah oui... Je me demandais, comment savoir si je n'étais pas amoureux, tout compte fait ? Après tout, je l'aime bien, Jasmin, il y a quelque chose de spécial, chez lui...

-Tu te demandes si tu n'es pas amoureux ? Répéta lae génie, légèrement sarcastique. Je te dirais volontiers que la réponse se trouve dans la question, mais faisons une petite expérience, très simple : que se passerait-il si Jasmin mourrait, là, maintenant ?

-Hein ? Répondit le voleur, déstabilisé. Eh bien... Je serais triste, bien sûr. Très triste. Oui, tu vois, peut-être que je...

-Non, le coupa lae génie. Ce n'est pas la bonne réponse.

Aladdin lui jeta un regard interrogateur.

-Si tu aimais véritablement Jasmin, s'expliqua lae génie d'une voix grave, et qu'il venait à mourir... Alors, ce serait pour toi la fin du monde. Un gouffre abominable ouvert dans la trame même de l'univers. L'horrible, l'abominable impression que rien ne sera jamais plus juste dans le monde, que rien ne tournera plus jamais correctement parce qu'il n'est pas . La mort d'un être aimé, c'est un manque qui te mange de l'intérieur, c'est un « jamais plus » qui te tue, lentement. C'est l'impression absurde que ce n'est pas possible, que ce n'est pas concevable, et la folle conviction que tu aurais pu donner n'importe quoi, absolument n'importe quoi, pour l'empêcher de partir. Une part de toi meure avec cet être, et meure pour toujours, quoi qu'il arrive par la suite, et même si ton cœur parvient à en aimer un autre. C'est ce qu'il y a d'abominable, avec la mort : elle est définitive. Rien ne remplit jamais le gouffre qu'elle laisse. Regarde Jasmin, lorsqu'il a cru t'avoir perdu. Regard dans quel état tu l'as retrouvé. C'est ça, l'amour, Aladdin. C'est la chose la plus belle et la plus douloureuse du monde.

La nuit était tombée, à présent. Les paroles de lae génie moururent dans l'obscurité, au-dessus des rues d'Agrabah.

-Tu sembles bien connaître ton sujet, souffla Aladdin.

Nouveau silence.

-Vas-y, parle ! Ce n'est pas comme si j'allais te juger pour quoi que ce soit...

Lae génie leva ses yeux sans pupille vers la lune, et inclina la tête en arrière, comme pour s'abreuver directement de sa lumière, et convoqua à lui les souvenirs d'un autre temps. D'une autre histoire.

Le Prince, le voleur, et la lampe merveilleuse (BxB)Where stories live. Discover now