Plus tout à fait la même

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Malgré tous ses espoirs, Paul ne pouvait que faire le même constat : Léa avait changé. Il l'observait avec perplexité depuis quelques jours à chaque fois qu'ils passaient à table, et un soir finit par s'exclamer :

― Mais tu es gauchère !

Léa immobilisa la main incriminée, la fourchette suspendue à mi-chemin de la bouche.

― Pourquoi, demanda-t-elle embarrassée, je ne devrais pas ?

― Mais non voyons, tu n'as jamais été gauchère !

Le médecin consulté sur ce point balaya la question, arguant que certaines zones du cerveau de Léa avaient été lésées par le traumatisme, et qu'il était possible que les neurones qui avaient pris le relais pour lui permettre d'accomplir les gestes de la vie quotidienne appartiennent à l'autre hémisphère : au fond peu importait. Cependant Léa ne se sentait pas particulièrement maladroite, et saisir les objets de la main gauche lui paraissait naturel.

Ses goût aussi avaient changé, c'était encore plus flagrant à table que son changement de latéralisation. Le matin, les effluves du café au lait de Paul lui faisaient froncer le nez. Elle ne parvenait pas à croire qu'avant son accident elle buvait chaque jour un grand bol de lait chaud : rien que l'odeur lui soulevait désormais le coeur. Elle avait rapidement mis à mal le modeste paquet de thé jusque là réservé aux invités, qu'elle aimait bien noir et âcre, sans sucre. Elle n'avait plus aucun goût pour la viande de bœuf saignante – ni vraiment pour la viande tout court d'ailleurs – mais trouvait toujours qu'il n'y avait pas assez de variétés de fromages dans le frigo. Elle laissait blanchir dans le placard de la cuisine le chocolat au lait, qui l'écoeurait désormais, au profit du chocolat noir pour lequel elle faisait une féroce concurrence à Paul.

Ses forces lui revenaient peu à peu. Elle prit l'habitude de se promener dans le quartier tous les après-midis pendant que Paul était au travail. Elle-même ne se sentait pas encore d'attaque à y retourner, car elle n'avait toujours pas exhumé de sa mémoire le moindre vestige de droit, ce qui limitait son utilité en tant que clerc de notaire. L'automne était clément, et à force de se promener en tous sens dans les rues alentours elle commençait à bien connaître le quartier.

Comme elle aimait marcher et ne trouvait pas dans sa garde-robe la moindre paire de chaussures plates, elle acheta d'abord une paire de tennis qui provoquèrent chez Paul un haussement de sourcils perplexe. Son placard était également quasi dépourvu de pantalons et le temps fraîchissait. Elle acheta deux jeans robustes, un pull épais, un blouson imperméable et une veste polaire. Lorsqu'elle rentra un soir après Paul, en jean, veste polaire et tennis, les joues rosies par le vent frais et les cheveux en bataille, il la contempla avec une expression si déconcertée qu'elle se sentit coupable du tableau qu'elle lui offrait.

― Pardon, murmura-t-elle. Je sais que tu voudrais que je redevienne comme avant. Mais je ne sais plus comment j'étais. C'est comme ça que je me sens bien pour l'instant, tu comprends ?

Il encaissa le coup, et ravalant sa déconfiture, la serra dans ses bras. Elle le laissa faire, un peu honteuse d'être à ce point méconnaissable, mais le repoussa lorsqu'il s'enhardit.

― Non, dit-elle. Je ne suis pas prête.

Il recula, confus et frustré.

― Je commence à me demander si tu finiras par l'être un jour, dit-il avec amertume.

Elle n'avait pas de réponse à cela, pas d'assurance à lui donner que tout finirait bien pour eux.

― Et si je ne le suis jamais ? demanda-t-elle doucement.

Il parut déchiré entre des impulsions contradictoires, serra les poings et crispa les mâchoires, blessé dans son orgueil d'homme séduisant, puis finit par la regarder en face, l'air résolu.

― Ce n'est pas possible. Tu m'aimes aussi Léa. Tu vas finir par t'en rendre compte. J'attendrai le temps qu'il faudra.

Elle lui sourit pour atténuer sa peine de ne pas la retrouver telle qu'il la souhaitait, mais les attentes de son mari commençaient à lui peser. Si une seconde chance de vivre lui avait été donnée et qu'elle avait tout oublié de la Léa qu'elle était auparavant, n'était-ce pas l'occasion rêvée de tout recommencer à neuf ? Elle n'était plus la même, et bel et bien curieuse de découvrir qui elle était à présent, mais n'avait aucune envie de se laisser façonner à l'image de celle que Paul voulait qu'elle soit.

Le lendemain matin, après avoir cassé trois dents de son peigne dans ses longs cheveux bouclés perpétuellement emmêlés, elle prit rendez-vous chez le coiffeur et les fit couper au carré juste au-dessus des épaules.

CamilleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant