Quand l'envers de la folie rencontre son endroit

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Beaucoup auraient perdu leurs moyens, dans ma situation. Crise cardiaque, crise de panique, évanouissements, fuites urinaires... Mais je n'ai jamais convenu au titre de Madame-tout-le-monde, parce que tout le monde ne tient pas de journal intime, dont le contenu relate des années et des années de mises en danger. (Et qui me vaudrait sans doute un internement en hôpital psychiatrique).

C'est donc en total contrôle de moi-même que je m'arrête au beau milieu de la route accidentée et désertée la plupart du temps. Les mains autour du volant, le corps penché en raison de la brusque décélération, j'actionne les essuie-glaces afin de mieux observer l'obstacle éclairé par mes phares, malgré l'averse. Il s'agit d'un homme, vingt-cinq ans au maximum. Alors qu'une personne lambda se serait focalisée sur le huit millimètres braqué sur le pare-brise, mon expérience évalue ses proportions, son comportement, sa position, sa force, puis estime sa vitesse ainsi que sa lucidité. Mesurant près d'un mètre quatre-vingt-dix, l'homme fait preuve d'une immobilité remarquable. Son bras ne tremble pas. Il en est de même pour ce regard doré, dont la fixité imperturbable évince la piste d'un amateur dépassé. Sa position de tir l'élève au rang d'expérimenté, et sa carrure d'athlète confirme mes déductions. Seulement, quelque chose cloche, chez lui. Hormis le fait qu'il soit capable de me descendre – selon ce que laisse penser son tee-shirt constellé de gouttelettes rouges – ses iris hors-normes reflètent une personnalité perturbante.

Une fois certain de m'avoir maîtrisée, il contourne le capot sans cesser de me tenir en joue... et me harponner par le biais de ses prunelles saisissantes. À la lueur des phares, l'or de celles-ci s'illumine. De telles lentilles de contact doivent coûter un bras.

Durant sa lente avancée, l'adrénaline coule à flots. Ce phénomène physiologique, bien que naturel dans ce genre de situation, ne s'explique pas par une peur envahissante – pas chez moi, jamais chez moi –, mais par une bonne dose d'excitation. Le danger me grise, m'électrise au point de surplomber la liste de mes besoins primaires, n'ayant rien à envier à la nourriture, l'eau, l'oxygène ou les îles flottantes.

L'individu se déplace en souplesse, félin humanoïde. Ses iris oscillent entre ma voiture et mon visage, y compris lorsqu'il entreprend de retracer l'encadrement de la portière passager du bout du doigt. Un crissement aigu déchiquette le silence nocturne.

De doux picotements m'envahissent de la tête aux pieds.

Conscients qu'un flingue d'urgence est rangé dans le fond de la boîte à gants, mes instincts me poussent à profiter de son étrange fascination pour tenter de sauver ma peau. Toutefois, mon indécrottable addiction au danger réprime ce réflexe sensé, et m'enjoint même à me pencher pour lui ouvrir la portière.

L'homme sursaute. Méfiant, il approche, passe le canon dégoulinant de l'arme à l'intérieur, sa tête mouillée, puis s'installe avec la minutie d'un obsessionnel. Étonnée, je l'observe tâter la texture du siège en jouant des fessiers. Son bras gauche maintient l'embout de l'arme en direction de mon crâne.

— Bonsoir.

Il tourne la tête pour me dévisager. Au bout d'une longue minute, je reprends la parole :

— La portière. L'eau de pluie va abîmer mon cuir.

— Il fait nuit, ne dit-on pas bonne nuit ?

La gravité de sa voix me surprend. Libérée d'une bouche pulpeuse, elle-même incorporée à un visage angélique auquel on n'aurait jamais eu l'idée d'associer le terme "criminel", elle a de quoi déconcerter. Son enveloppe charnelle, notamment dotée de longs cils et d'une épaisse touffe de cheveux bordeaux, fait tout bonnement écho aux représentations artistiques du divin. Cet homme aurait l'air aussi pur et innocent qu'une colombe, si l'on ne prêtait pas attention à sa carrure de soldat. Un attirail musculeux, dévoilé par un haut rendu transparent par la pluie.

The Defenders (Mercenaires casqués) T1Where stories live. Discover now