Existences - Tome I : La traque des Rémors

1 : Cours pour ta vie !

« Rattrapez-le, il ne doit pas nous échapper ! »

La nuit était exceptionnellement claire ce soir-là. Les deux lunes, aux étranges reflets laiteux, brillaient d'une lueur pâle et verdâtre, comme les yeux d'un chat surpris par une lumière trop vive. Elles éclairaient le sable ondulé et cendré des plaines de Grisabois qui s'étalaient à perte de vue.

Le vent, l'un des rares résidents de cet horizon lugubre, partageait ces étendues infinies avec le froid. Ici, les nuits glaciales jusqu'aux os n'avaient pour égal que l'étouffante chaleur des journées. Ainsi, seule la complainte de la bise algide venait habituellement rompre le silence sépulcral de cette région. Sauf cette nuit-là :

« Ce n'est plus Ardin ! C'est un monstre ! Tirez ! »

Quelques arbres morts et gris craquaient sous les assauts du blizzard gémissant qui arrachait de leurs branches crochues des nébulosités de poussière. Les chasseurs pestaient et juraient lorsque ces nuages poudreux venaient leur irriter les yeux. Cela les empêchait de viser correctement avec leurs arcs.

Ils progressaient prudemment sur le sable argenté, traître et glissant, qui serpentait entre les dunes et les frondaisons semi-enterrées, s'envolant soudain au gré d'une bourrasque pour retomber plus loin et continuer sa trajectoire sinueuse. Pourtant, les chasseurs ne trébuchaient pas. On pouvait sentir leur grande expérience à se déplacer sur ce terrain accidenté. Leurs flèches ne faisaient de bruit que dans le sifflement de leur course, ou en allant se ficher parfois sur une branche morte se dressant sur leur route assassine.

Mais leur véritable cible, c'était cette silhouette blanchâtre, recouverte de bandelettes de cuir et de haillons, qui courait maladroitement dans le sable, à quelques dizaines de pas devant eux. Les assaillants, bien plus habiles dans cet environnement, creusaient peu à peu l'écart. L'un d'eux banda à nouveau son arc. Un trait frémissant perça la nuit et le vent. Un cri. La proie était touchée :

« Je l'ai eu, je l'ai eu ! Les Ytes me soient témoins, ce chien sera châtié ! »

Cayn tomba à genoux, la main sur son épaule. Du bout de ses doigts tremblants, il tâtonna la hampe de la flèche douloureusement enfoncée dans sa chair. Pas le temps de la retirer, il fallait fuir. Il se releva en titubant, affermit son équilibre et s'élança à nouveau dans sa course éperdue pour la survie.

Les cris de ses poursuivants se rapprochaient. Son cœur battait la chamade. Seule la terreur le faisait encore avancer. L'espoir, lui, se faisait plus faible à chacun de ses pas hésitants sur le sol moqueur et meuble. Il ne se rendait même pas compte qu'il n'y avait plus d'arbres morts autour de lui, ni qu'il courait droit vers un cratère de sable. Plus de troncs ankylosés pour le protéger. Plus aucun nuage de cendre pour faire écran. Plus de vent pour dévier la course des flèches ennemies. Mais Cayn, paniqué, ne voyait plus rien, n'entendait plus rien. Seuls résonnaient à ses oreilles, les battements sourds et violents de son cœur.

Ce fut alors que, gagné par l'épuisement et la douleur, Cayn trébucha. Il dégringola à toute vitesse l'escarpement qui s'était soudain ouvert sous ses pieds, jusqu'au centre de la cavité, situé cinq mètres plus bas. Le sable amortit sa chute, mais la flèche plantée dans son épaule se cassa et s'enfonça un peu plus.

Terrassé par la douleur, il ne bougeait plus. Il voulait se relever, mais le déchirement ressenti dans son poitrail l'empêchait de faire un geste de plus. Des pulsations de douleur aiguës labouraient son épaule. Il hurla sa rage et son désespoir, entre deux gorgées d'air froid et perforant. Rassemblant ses dernières forces, il se mit à ramper sur l'autre versant du cratère, beaucoup plus abrupte, pour tenter de regagner les hauteurs. Ses doigts glissaient sur le sable fuyant, ses pieds s'enfonçaient et peinaient à trouver une prise. Il pouvait maintenant entendre les pas de ses poursuivants, si près, qui dévalaient la pente opposée.