15 : Un regard nouveau

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Quelques jours plus tard, la jonque s'approchait d'une épaisse forêt. Kyarina avait bénéficié des enseignements de Thimoléon et semblait désormais reprendre courage et foi en l'avenir. Ce sentiment était probablement favorisé par l'offre généreuse que lui avaient faite ses deux sauveurs.

En effet, après la longue discussion qui avait suivi son réveil, la jeune femme en était elle aussi arrivée à la conclusion qu'elle ne pouvait plus retourner à Abiesbourg. Le seul foyer qui lui restait désormais, c'était chez ses parents, qu'elle n'avait pas revus depuis des cycles. Elle les pensait suffisamment ouverts d'esprit pour accepter sa nouvelle condition, car ils étaient, selon elle, des gens fondamentalement généreux. 

La difficulté étant que sa famille résidait presque à l'autre bout du monde, sur le continent de Norilya. Sans même chercher à comprendre ce qu'elle faisait si loin de son pays natal, les deux hommes se proposèrent spontanément de l'accompagner et de l'escorter pour ce long voyage. 

Après tout, ils n'avaient rien de très urgent à faire pour le moment, avait aimablement assuré Thimoléon. Et puis, c'était un très long voyage qu'il était dangereux d'entreprendre seul, avait ajouté Cayn. Kyarina, d'abord méfiante, finit par abdiquer devant tant de sollicitude. Après tout, elle était partie trop précipitamment pour emporter quoi que ce soit, elle n'avait plus personne d'autre sur qui compter que ces inconnus qui lui avaient sauvé la vie. C'était toujours mieux que rien du tout. 

Pour atténuer sa méfiance, Cayn passait ses nuits à discuter avec elle au son délicat des clapotis de l'eau sous les étoiles. Ainsi, ils s'étaient vite rapprochés et commençaient déjà à nouer un lien de confiance, d'autant plus rapidement que Cayn avait la profonde impression de déjà la connaître. Tout se faisait tellement naturellement entre eux, leur compréhension mutuelle semblait parfaite. Et puis, il fallait dire qu'elle ne laissait pas le jeune homme indifférent :

« Appelez donc Kyarina, mon garçon, dit Thimoléon en interrompant brusquement les rêveries du jeune homme. Il faut qu'elle voie ça ! »

Cayn, encore un peu songeur, l'appela depuis l'ouverture de la soute sur le pont et elle ne tarda pas à apparaître. Une fois le dernier échelon gravi, elle se redressa en repoussant une mèche de ses longs cheveux noirs sur le côté de son visage pour dévisager Cayn de ses yeux de jais, légèrement en amande. 

Elle s'était confectionné une jupe à l'aide d'une vieille couverture bleue que personne n'avait réclamée et avait découpé au niveau des épaules les manches longues de son chandail de nuit gris. Elle allait pieds nus sur le ponton, mais le changement de région leur apportait un climat plus doux et chaud. 

Cayn la regarda et ne put s'empêcher de se dire, dans toute son innocence, que si les formes de la femme devaient avoir un modèle, ce modèle serait Kyarina. Elle était beaucoup plus petite que lui, d'une bonne tête et demie, mais les courbes sinueuses et enchanteresses de son corps le laissaient bien plus désarmé que s'il se trouvait face à un géant.

Sous le petit nez droit de la belle jeune femme, un sourire éclatant de malice lui fit plisser et briller les yeux et le jeune homme put voir brièvement ces cercles apparaître. Sachant à quelle intensité de sentiment cette réaction faisait allusion, un indescriptible fourmillement tourbillonnant naquit autour du cœur de Cayn :

« Quoi ? J'ai quelque chose sur le visage ? demanda Kyarina d'un air espiègle.

— Quelque chose ? Euh... Non, non ! Enfin, je...

— Fais attention, rit-elle doucement. On voit ton cercle !

— Venez voir ! » les interrompit Thimoléon criant depuis l'avant de la nef.

Avec un petit soupir de soulagement, Cayn emboîta le pas de Kyarina pour aller voir le spectacle. Et il ne fut pas déçu. L'embarcation pénétrait à présent la forêt qu'ils distinguaient au loin depuis le petit matin. La stupeur gagna le jeune homme lorsqu'il leva la tête. 

En effet, tous les arbres alignés le long de la rive étaient courbés vers le fleuve. Mieux que quelques branches se rejoignant, c'étaient les troncs eux-mêmes qui s'arc-boutaient au dessus du fleuve. Plus incroyable encore, au milieu de cette révérence, là où les arbres se rejoignaient, les troncs semblaient se tordre et se nouer les uns sur les autres, à la manière du maillage d'un lainage. Seules quelques branches éparses s'échappaient de cet immense tressage, laissant entrevoir leurs fruits rouges dissimulés sous leurs feuilles ovales :

« On l'appelle : la Forêt Tressée, expliqua Thimoléon. On raconte que ce sont les Pré-opariens qui auraient plié les arbres ainsi. Encore une preuve de leur grandeur passée... »

Cayn admirait la voûte arborée en écoutant l'histoire de Thimoléon. Il cligna des yeux. Quand il les rouvrit, tout était devenu noir autour de lui, ou presque. Des grésillements blancs et flous attirèrent son attention puis se précisèrent. Il distinguait maintenant les contours de la voûte, mais ils étaient tremblants et dépourvus de couleurs, comme chromatiques. 

Étrangement, cette soudaine cécité ne semblait pas l'inquiéter, comme si cela était tout à fait normal. Il se sentait bien, il était paisible. Il voyait tomber des feuilles des branches, ou du moins c'était ce à quoi ces contours blancs crépitant et voltigeant lui firent le plus penser. Il comprit vite qu'il ne pouvait distinguer que les objets en mouvement, mais il constata que rien de ce qui l'entourait n'était vraiment immobile, même ce qui semblait l'être. Un essaim de feuilles fantomatiques virevoltait autour de lui. Les arbres dansaient lentement sous le vent. 

Soudain, Cayn se rendit compte que son champ visuel n'était pas limité à quelques degrés. Il était en réalité à même de percevoir absolument tout ce qu'il se passait autour de son être. C'était vertigineux ! Il voyait les contours tremblants de l'embarcation longiligne derrière lui sans avoir à se retourner. Il parvint même à voir les mouvements d'un poisson se glissant sous le bateau. 

C'était à la fois exaltant et étourdissant. Le jeune homme, non habitué à cette perspective, se sentait ébloui et il avait l'impression que son cerveau allait fondre. Trop d'informations visuelles lui parvenaient en même temps. Il essaya de se concentrer sur quelque chose, une seule chose. Ses mains. Il les tendit devant lui. 

Elles étaient longues, très longues, et n'avaient que trois doigts. Ce fut à ce moment qu'il comprit qu'il avait une nouvelle vision de l'une de ses existences, mais qui était-il ? Ou plutôt, qu'était-il ? Il releva la tête pour admirer à nouveau les contours de la Forêt Tressée qui lui semblaient alors plutôt tressaillant. 

Et soudainement, il sut. Des souvenirs lui vinrent spontanément à l'esprit ou, plus exactement, il percevait ceux de l'être qu'il incarnait à ce moment. Un flot de pensées s'imposait à lui comme une évidence, des souvenirs si naturellement évoqués qu'il ne voyait pas d'intérêt à se concentrer dessus car il savait, maintenant qu'il les avait en tête, qu'ils seraient toujours là.

Abreuvé de ces réminiscences, il comprit comment apprivoiser cette étrange façon de voir. Alors qu'il commençait tout juste à s'habituer à ne distinguer les formes des choses que par leurs contours vibrants et à y trouver une certaine poésie, une voix résonna soudain à l'intérieur de sa tête :

« Adelan ? Tout va bien ? »

Il eut à peine le temps de concentrer son attention sur l'origine de cet appel, de distinguer le contour vague d'une tête longiligne, fine et sans visage qui s'approchait de lui, qu'une lumière vive explosa dans tous les coins de son champ visuel. 

Il avait l'impression que ses yeux brûlaient et que son cerveau crépitait sur une pierre chaude. Tandis qu'il portait ses mains à ses yeux en gémissant, il se sentit soulevé et transporté comme un baluchon. Puis, la lumière se fit moins ardente et il ne la sentit plus traverser ses paupières. D'ailleurs, il sentait qu'il avait de nouveau des paupières. Il les ouvrit prudemment.

Existences - Tome I : La traque des RémorsWhere stories live. Discover now