26 : La pâlurgie de Kyarina

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Lorsque les premières mouettes chantèrent et que la terre apparut enfin sur l'horizon, à l'orée de la quatrième semaine, Cayn crut qu'il allait pleurer de soulagement. Il sentait déjà les nausées s'amenuiser rien qu'à regarder la longue bande de terre noire. 

Durant le voyage, Thimoléon avait entraîné Kyarina à la pâlurgie dans la cabine, histoire de mettre à profit tout ce temps passé en mer. Cette dernière se révéla très douée et elle employait cette magie avec finesse et élégance, à l'opposé de Cayn qui déployait son pouvoir en vagues de puissance brute. 

Elle était particulièrement adroite en insinuation, c'est-à-dire qu'elle était capable d'instiller si délicatement une pensée dans l'esprit de quelqu'un, qu'il la percevait comme un sentiment ou une sensation personnelle et non un ordre irrépressible. 

Avec un peu d'habileté et de patience, Kyarina était donc capable de faire changer naturellement quelqu'un d'avis de manière durable, contrairement à Thimoléon et Cayn qui déconnectaient temporairement la volonté via une surcharge psychique. 

C'est pourquoi lorsque Thimoléon n'était pas occupé à la former, il passait le reste du temps à la mettre en garde sur les responsabilités qu'impliquait un tel pouvoir. Il lui répétait qu'il ne fallait pas jouer avec le cœur des gens, que les rémors devaient se montrer exemplaires et non tyranniques, et bla et bla. 

Heureusement, il lui fallait parfois renoncer à parler pour manger, chose qu'appréciait Thimoléon encore plus que de sermonner ses camarades. Ce fut lors de l'un de ses rituels de sustentation, comme il les appelait, que Kyarina en profita pour s'éclipser et rejoindre Cayn. 

Il avait passé tellement de temps avachi au même endroit sur le garde-corps qu'elle avait presque l'impression que son torse s'était imprimé dans le bois. Elle lui tapota l'épaule et eut un léger sursaut lorsqu'il tourna une tête blanche et décharnée vers elle en tentant vainement de sourire. On aurait dit un mâne :

« Tu as réussi à t'échapper des griffes du Thimolier ? Tu as profité de l'un de ses rituels ? plaisanta Cayn avec un haut-le-cœur au moment de parler de nourriture.

— Exactement, répondit Kyarina avec un sourire compatissant. Écoute Cayn, je crois que je maîtrise assez la pâlurgie maintenant. Je pense que je peux te faire disparaître ton mal de mer, au moins le temps qu'on arrive au port.

— Mais... enfin, tu es sûre ? Ce n'est pas que ça me dérangerait, mais... tu vas devoir te concentrer sur moi sans t'arrêter... pour pouvoir m'induire... la sensation inverse de... Beuh...

— Je pense déjà souvent à toi, alors ça ne me changera pas beaucoup. » avoua-t-elle d'un air adorablement malicieux.

La dernière vision qu'elle eut avant de fermer les yeux fut un Cayn qui avait soudainement retrouvé quelques couleurs cramoisies. En souriant, elle concentra ses pensées. Elle se rappela de sentiments de bien-être, comme lorsqu'ils étaient tous les trois auprès du feu ou lorsque Cayn la portait durant le voyage. 

Elle se glissa alors mentalement dans le flot de ces sensations, les entoura de son esprit doux et bienfaisant avant de les rediriger vers Cayn. Elle sentit son pâl, tremblant de fatigue. Elle enroula son esprit autour du sien, comme un serpent s'enroulerait autour d'un arbre, mais avec la douceur avec laquelle on prendrait la main d'une personne fragile, et lui transmit par radiance ses souvenirs de bien-être. 

Ce fut précisément à cet instant qu'elle comprit la force que pouvait insuffler un souvenir et pourquoi devenir rémor rendait si puissant. Les voyageurs ne mettent-ils pas un pied devant l'autre pour retourner au doux foyer dont ils se souviennent ? Les cuisiniers ne cherchent-ils pas à reproduire la saveur des plats de leur enfance ? Les artistes n'expriment-ils pas les sentiments dont ils se remémorent à travers leur talent ?

En rouvrant les yeux, elle vit Cayn exténué, les yeux cernés de fatigue, mais clairement apaisé et reconnaissant. Elle l'aida à se traîner jusqu'à la cabine et à s'allonger sur sa couchette sous les yeux fustigateurs de Thimoléon, qui avait la bouche trop pleine pour ronchonner. Cayn ne tarda pas à s'endormir alors en comprenant mieux comment on pouvait être consentant à subir la pâlurgie. 

Il ne se réveilla que le lendemain, tandis que ses deux compagnons dormaient encore. Il s'attendait à sentir la nausée le reprendre et il se prépara. Au bout de quelques minutes à rester attentif à son corps qui n'avait aucune réaction, il éveilla ses sens aux alentours et comprit soudain que le bateau ne tanguait plus que très légèrement. 

Il sortit discrètement de sa couchette, prenant grand soin de ne pas réveiller Kyarina qui devait avoir veillé toute la journée et une bonne partie de la nuit pour qu'il dorme si bien. Il referma doucement la porte et emprunta le couloir sombre et exigu vers le pont. Bâillant et se frottant les yeux, il posa le pied sur le pont, percevant les bruits d'agitation du port où ils étaient amarrés. 

Ils avaient enfin rejoint la terre ferme ! Les yeux toujours clos, Cayn inspira une grande bouffée d'air marin, se sentant ragaillardi par son bon et long sommeil. Son corps était encore épuisé et affaibli par son voyage, mais son esprit était clair et optimiste, d'autant plus que son calvaire était enfin terminé. 

Il se demanda avec curiosité s'il avait pu être marin dans une autre existence et si cela le prémunirait du mal de mer de se remémorer cette vie.

Existences - Tome I : La traque des RémorsWhere stories live. Discover now