Octobre : Leurre

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  Le piège devait se refermer d'ici quelques minutes. Patientant dans le froid, sous le cône de lumière jaunâtre d'un réverbère, l'appât, le leurre, attendait. Malgré l'épais manteau qui le recouvrait, on pouvait facilement deviner la figure longiligne qui se cachait sous les épaisseurs de velours et fausse fourrure. Le leurre, pour tous ceux dont il devait croiser le chemin, devenait aussitôt reconnaissable et inoubliable. Il faisait toujours forte impression, sachant choisir ces mots avec soin, dissimulant ses émotions traîtresses comme il le faisait dans cette rue embrumée de neige, contenant la nervosité qui l'envahissait. Non, pas nervosité, excitation. Après ce soir, son employeur serait obligé de le couvrir d'or. Et l'appât n'aurait plus à en être un. Une belle vie, pour un ultime coup de théâtre. Et un dernier rôle. Ce n'était pas cher payé. Le tout était d'être patient, dans cette rue froide.

Enfin, après d'interminables secondes, l'air ambiant vibra au son des semelles crissant dans la poudreuse. L'appât tourna aussitôt la tête dans la direction des pas, qui eux seuls laissaient deviner l'arrivée de la proie dans ce noir de brume. Enfin, les rayons de lumière effleurèrent le tissu gris anthracite d'un costume deux pièces, en partie dissimulé lui aussi par un épais manteau de fourrure. La proie arrivait, un gros cigare rougeoyant entre les lèvres, et un chapeau mou enfoncé sur la tête. Ainsi dissimulé, son visage ne laissait quasiment rien paraître qu'une épaisse ligne noire lui barrant la mâchoire en guise de bouche, et les deux larges boutons noirs de ses yeux luisant sous la lumière du cigare incandescent. Le nouveau venu inclina légèrement la tête en biais :

- Mes hommages, salua-t-il d'une voix rocailleuse.

L'intéressé salua à son tour, sous les yeux inquisiteurs de son interlocuteur qui le détaillait des yeux. L'excitation qu'il avait ressenti quelques minutes plutôt s'était envolée, laissant place à une concentration professionnelle.

- Allons-y, se contenta de dire l'informateur, en bon acteur qu'il était.

« L'informateur » ouvrit la marche sans rien ajouter d'autre. Le piège avait commencé à refermer ses dents sur la proie, tout était en marche. Quelques pas le séparait de sa retraite, quelle douce pensée ! Il ne se laissa pas déconcentrer pour autant, il restait encore à faire. Lentement, il calculait chacun de ses pas, afin qu'il soit tous plus naturel les uns que les autres, suivi de près par le chapeau mou qui ne se laissait pas distancer. Dans la nuit, seuls le vent et les crissements de leur pas briser un silence qui aurait été aussi épais que la tempête de neige qui s'annonçait.

Enfin, la rue s'interrompit pour laisser place à une large esplanade couverte de neige soyeuse. Le leurre s'avança vers le centre de l'esplanade, le cœur à nouveau vibrant de nervosité malgré son apparence stoïque. Tout allait se jouer ici. Il connaissait son rôle par cœur. Il n'était pas très compliqué, cela dit : Lui et sa proie devrait arriver par la droite sur l'esplanade, et la traverserait pour atteindre la rue qui faisait face à celle d'où ils déboucheraient. Tout appât qu'il était, il n'aurait rien d'autre à faire qu'à l'attirer au centre de la place, où les tireurs d'élites finiraient le travail de trois balles mortelles : une pour le crâne, une pour le cœur et la dernière pour le poumon. Histoire de faire bonnes mesures ; son employeur ne manquerait pas de le traquer jusqu'aux confins du monde si la cible venait à revenir d'entre les morts. Et lui-même comptait bien ne plus jamais avoir affaire à qui que ce soit une fois les précieuses liasses vertes rangés consciencieusement dans le coffre de sa banque.

Toujours impassible, il égrenait les secondes qui le séparaient de l'acte final, du centre de la place. Bien malgré lui, il sentait qu'il avait du mal à conserver une attitude neutre. Il n'était plus habitué à ce genre de manœuvre. Mais la simple idée que son incompétence puisse lui coûter l'argent rêvé avait la merveilleuse capacité à lui rendre sa concentration, son professionnalisme.

-20 secondes avant H.

En y pensant, il aurait aimé pouvoir regarder la proie en face. Connaître son visage de vivant ; avant d'avoir tout le loisir de contempler son visage de mort. Avoir pu émettre quelques conjectures sur l'homme qu'il allait faire abattre.

-10 secondes avant H.

Imaginer son visage tordu de douleur d'abord quand la première balle lui perforerait le poumon, puis d'effroi avant que la seconde balle ne lui transperce le cœur. La dernière balle devait figer son expression dans le marbre.

-5 secondes avant H.

Il n'était plus habitué à ce genre de manœuvre. Mais il aurait été péché de nier que cela lui avait manqué. Oui, il aurait dû choisir un autre plan. Celui-ci ne s'encombrait pas de fioriture, allait droit au but. Mais il avait manqué de fantaisie. Quelle tristesse !

-2secondes avant H.

Il était trop tard pour regretter maintenant. Les rouages étaient en place et trop bien huilés pour tout interrompre par simple caprice. Peut-être, une prochaine fois...

0 seconde avant H.

+1 seconde après H

+2 secondes après H

+3 secondes après H

+4 secondes après H

+5 secondes après H

En professionnel devant l'imprévu, il ne s'était pas arrêté à l'endroit où il se situait quand l'individu n'était pas mort. Quand le coup de feu n'avait pas retentit. Quand le corps de sa victime ne s'était pas effondré au sol, répandant une partie des six litres de sang que son cœur faisait encore circuler à l'heure qu'il était. Et l'autre côté de la place était dangereusement proche. Une fois à couvert des parois des ruelles, aucun des tireurs d'élites ne pourraient rien faire pour achever le travail. Le plan A était en train de tomber à l'eau. « L'informateur » du mobiliser toute sa volonté pour garder une expression neutre, malgré les sentiments étranges qui s'emmêlaient dans son esprit. Une inquiétude grandissante, indissociable de l'imprévu, mais aussi la frustration d'avoir à se salir les mains dans son plan si parfait. Enfin, c'était peu. Pourvu que le reste de son plan tienne encore debout, et il n'aurait pas à nettoyer derrière lui.

Ils atteignirent l'ombre des bâtiments, loin des regards lumineux des lampadaires, sans ralentir le rythme, sans laisser rien paraître. Le crissement de chaussures cirées qui leur avait servi de tempo s'interrompit quand « l'informateur » s'arrêta à l'entrée de la ruelle qu'ils étaient censés traverser :

- Il y a un problème ? demanda « la proie » d'un ton bourru.

L'ex-appât, désormais bourreau, glissa la main dans la doublure de son manteau :

- Je suis désolé...

Il extirpa un petit revolver de poche de la doublure, où il était resté parfaitement dissimulé parmi les nombreuses épaisseurs de tissus. Il fit volte-face :

- Mais vous n'étiez pas censé...

- ... atteindre cette ruelle ? acheva la voix rocailleuse, d'un ton légèrement moqueur.

L'ancien appât se figea par instinct de conservation, les yeux rivés sur le canon de l'arme pointée sur lui. Son regard remonta le long de l'épaisse main gantée qui tenait l'arme, du bras qui suivait, jusqu'à finir sur le visage de sa supposée victime. Sauf que les victimes ne tiennent pas leur bourreau en joue. Il déglutit péniblement. Est-ce que le plan B venait lui aussi d'échouer ?

- Comment... ? balbutia-t-il.

- Pourquoi croyez-vous que vos hommes n'aient pas tiré ? répondit simplement l'homme au chapeau, un sourire goguenard lui barrant son visage flasque de part en part.

L'homme au chapeau mou ne laissa pas le temps à la personne en face de lui de prendre conscience de la tournure des évènements.

Ce fut fini en trois balles.


Faeli.

One Shot ChallengeWhere stories live. Discover now