-Et puis juste eux-

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   Ce 31 décembre 1989, dans le froid de l'hiver, sur les bas-côtés d'une route vide de vie, il était là, il courait comme si toute sa vie allait dépendre de cette nuit. Mais des fois il s'arrêtait, trop essoufflé par l'effort et l'air glacial. Pourtant il fallait qu'il recommence parce qu'il ne pouvait pas perdre des minutes comme ça, juste parce qu'il était fatigué, c'était pas envisageable.

   Et peut-être dix, vingt ou même trente minutes après l'autre village, il les aperçut, ces lumières jaunâtres qu'il cherchait. Elles fendaient l'obscurité et ces flocons qui tombaient, comme la première fois. Et un cycliste passa à côté de lui, lui souhaitant de bonne fêtes, comme la première fois. Et il se remit à courir, comme Hyunjin la première fois. Il reconnut ces formes massives qui les avaient fait espérer la première fois, mais cette fois, il était à l'opposé de l'épicerie. Il passa dans le centre du village, qu'il connaissait maintenant, et s'arrêta un instant, le temps de reprendre son souffle. L'horloge de l'église affichait 23h50 environ. Il avait pris plus de deux heures pour faire une quinzaine de kilomètres, il n'y croyait pas lui qui détestait le sport. Puis sans réfléchir, il recommença à courir. Tant pis s'il était mal, tant pis s'il avait froid, tant pis si c'était fou ce qu'il faisait, tant pis s'il était essoufflé, il voulait arriver, il devait arriver.

23h57.

   Il les vit ces néons presque éteints, ce panneau « 7/7 jours » et la faible lueur qu'il pouvait sortir de la vitrine vieillissante. C'était ouvert, Changbin était là. Et il se bloqua. Il n'était qu'à cinquante mètres au plus. Il n'avait que quelques pas à faire. Mais il n'y arrivait pas.

23h58.

Ses yeux s'embuaient de larmes. Son coeur battait trop vite pour qu'il puisse réfléchir correctement. Il ne savait plus quoi faire. Rentrer ? Ou rester là ? Il était venu alors qu'il ne savait même pas ce que Changbin pouvait penser. Et il s'en voulait. Ça servait à rien, tout ça, c'était rien.

Ça faisait un moment que personne n'était rentré dans l'épicerie. Par rapport aux autres années, il n'y avait pas eu grand monde. Et Changbin s'en voulait d'être resté ce soir. Ils auraient dû fermer, comme ça il aurait fêté le nouvel an avec Minho et Jisung, au lieu de rester planter sur sa chaise à regarder les rayons en essayant d'y trouver un quelconque intérêt. Ou alors il serait monté dans la vieille Hyundai de Chan. Il aurait voulu, il aurait dû.

  Alors pour faire passer cet ennui, il se leva et attrapa au hasard un pot de ramen instantanés en haut de l'étalage. Goût curry, épicé, pas mal comme dernier repas d'une décénnie. Il se jeta sur son fauteuil qui l'avait accompagné toute la soirée et mit de l'eau à chauffer dans sa bouilloire. Il leva la tête pour regarder l'heure.

23h59.

    Il versa l'eau à l'intérieur et replaça le couvercle.

55 secondes.

  Il attendit.

44 secondes.

   Il souleva le papier et remua un coup. C'était pas prêt.

33 secondes.
 
   C'était toujours pas prêt.

22 secondes.

   Il en avait marre d'attendre. Il souleva encore le couvercle et le posa sur le bureau. Il prit la fourchette en plastique et remua.

11 secondes.

  Il avala une grande quantité de pâtes.

10 secondes.

  Le carillon venait de sonner. Il leva la tête.

9 secondes.

  Félix.

8 secondes.

La chaise avait valsé on ne sait où dans la pièce.

7 secondes.

Il posa le bol sur le bureau.

6 secondes.

C'était bien Félix.

5 secondes.

Il ne pouvait pas lâcher son regard.

4 secondes.

  Il contourna le bureau pour le rejoindre.

3 secondes.

Putain.

2 secondes.

Et ils s'embrassèrent.

1 seconde.

1er janvier 1990, 00:00:00.

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Défilez (:

 31 | ChanglixOù les histoires vivent. Découvrez maintenant