26- Les habits neufs du grand-duc

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Il y avait autrefois un grand-duc qui aimait tant les habits neufs, qu'il dépensait tout son argent à sa toilette. Lorsqu'il passait ses soldats en revue, lorsqu'il allait au spectacle ou à la promenade, il n'avait d'autre but que de montrer ses habits neufs. À chaque heure de la journée, il changeait de vêtements, et comme on dit d'un roi : « Il est au conseil », on disait de lui : « Le grand-duc est à sa garde robe ».

La capitale était une ville bien gaie, grâce à la quantité d'étrangers qui passaient ; mais un jour il y vint deux fripons qui se donnèrent pour tisserands et déclarèrent savoir tisser la plus magnifique étoffe du monde. Non seulement les couleurs et le dessin étaient extraordinairement beaux, mais les vêtements confectionnés avec cette étoffe possédaient une qualité merveilleuse : ils devenaient invisibles pour toute personne qui ne savait pas bien exercer son emploi ou qui avait l'esprit trop borné.

« Ce sont des habits impayables », pensa le grand-duc ; « grâce à eux, je pourrai connaître les hommes incapables de mon gouvernement : je saurai distinguer les habiles des niais. Oui, cette étoffe m'est indispensable. »

Puis il avança aux deux fripons une forte somme afin qu'ils pussent commencer immédiatement leur travail. Ils dressèrent en effet deux métiers, et firent semblant de travailler, quoiqu'il n'y eût absolument rien sur les bobines. Sans cesse ils demandaient de la soie fine et de l'or magnifique ; mais ils mettaient tout cela dans leur sac, travaillant jusqu'au milieu de la nuit avec des métiers vides.

« Il faut cependant que je sache où ils en sont », se dit le grand-duc. Mais il se sentait le cœur serré en pensant que les personnes niaises ou incapables de remplir leurs fonctions ne pourraient voir l'étoffe. Ce n'était pas qu'il doutât de lui-même ; toutefois il jugea à propos d'envoyer quelqu'un pour examiner le travail avant lui.

Tous les habitants de la ville connaissaient la qualité merveilleuse de l'étoffe, et tous brûlaient d'impatience de savoir combien leur voisin était borné ou incapable.

« Je vais envoyer aux tisserands mon bon vieux ministre », pensa le grand-duc, « c'est lui qui peut le mieux juger l'étoffe ; il se distingue autant par son esprit que par ces capacités. »

L'honnête vieux ministre entra dans la salle où les deux imposteurs travaillaient avec les métiers vides.

« Mon Dieu ! » pensa-t-il en ouvrant de grands yeux, « je ne vois rien. » Mais il n'en dit mot. Les deux tisserands l'invitèrent à s'approcher, et lui demandèrent comment il trouvait le dessin et les couleurs. En même temps ils montrèrent leurs métiers, et le vieux ministre y fixa ses regards ; mais il ne vit rien, par la raison bien simple qu'il n'y avait rien.

« Bon Dieu ! » pensa-t-il « serais-je vraiment borné ? Il faut que personne ne s'en doute. Serais-je vraiment incapable ? Je n'ose avouer que l'étoffe est invisible pour moi. »

– Eh bien ? qu'en dites-vous ? dit l'un des tisserands.

– C'est charmant, c'est tout à fait charmant ! répondit le ministre en mettant ses lunettes. Ce dessin et ces couleurs... oui, je dirai au grand-duc que j'en suis très content.

– C'est heureux pour nous, dirent les deux tisserands. Et ils se mirent à lui montrer des couleurs et des dessins imaginaires en leur donnant des noms.

Le vieux ministre prêta la plus grande attention, pour répéter au grand-duc toutes leurs explications. Les fripons demandaient toujours de l'argent de la soie et de l'or ; il en fallait énormément pour ce tissu. Bien entendu qu'ils empochèrent le tout ; le métier restait vide et ils travaillaient toujours.

Quelques temps après, le grand-duc envoya un autre fonctionnaire honnête pour examiner l'étoffe et voir si elle s'achevait. Il arriva à ce nouveau député la même chose qu'au ministre ; il regardait toujours, mais ne voyait rien.

Contes merveilleux, Tome I - Hans Christian AndersenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant