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25juin. Début d'après-midi.

Le palais de justice de Bobigny ressemble à un château fort, à une forteresse moderne, défendue par ses hauts murs de briques. L'ensemble est austère, impassible et sans vie. Un château fort sans ouvertures. Les meurtrières sont à l'intérieur.

Au coeur du grand hall, le père de Thierno use la dalle avec ses grosses chaussures, allant d'une porte à l'autre d'un pas rapide, triturant de ses gros doigts le col détrempé de sa chemise en poussant des soupirs d'agacement. Malgré son mètre quatre-vingt dix, ses bras de boxeur et un regard aussi noir que sa peau, Seydou Sidibé ne ressemble à cet instant qu'à un pauvre gamin chétif perdu au milieu de nulle-part. Il fixe l'horloge dont les aiguilles avancent avec de plus en plus de peine. Le pauvre père de famille enrage de ne rien pouvoir faire et de devoir attendre le verdict. Il voudrait hurler pour intimider sa peur et lui donner l'envie de déguerpir.

Assise sur un banc  inconfortable, la mère caresse les cheveux du petit dernier qu'elle tient sur ses genoux. La grande sœur bougonne, se plaint qu'on lui fait perdre son temps, qu'elle soit ici ou ailleurs ne changera rien au sort de son grand frère. Cette ultime attente est la plus pénible ; après quatre longs mois d'instruction, il faut encore poireauter dans le hall étouffant du tribunal pour enfants. Saloperie de justice !

La porte s'ouvre enfin. L'avocat sort du bureau de la juge et se dirige vers la famille. Tous l'observent sans rien dire, scrutant chaque pli de sa peau où pourrait se cacher un sentiment, chaque aspérité de son visage où se dessinerait le résultat du jugement, pariant silencieusement sur la durée de la peine, cherchant à deviner l'épaisseur de la lame qui tranchera le cou du pauvre Thierno. Mais l'homme en robe noire demeure impassible. Le temps est suspendu. Chacun de ses pas résonne dans le silence du grand hall. L'atmosphère est lourde, la foudre prête à frapper. C'est sur la langue de cet homme que reposent les dernières illusions de la famille. Tous espèrent qu'en jaillira une parole heureuse, tel le bon Samaritain faisant couler l'eau fraîche dans leurs gorges sèches.

—Six mois ! Six mois de CEF !

Après un bref silence, le père sort de sa torpeur et demande à l'avocat ce que cela signifie. C'est quoi un CEF ? C'est la prison ?C'est Fleury ? Les Baumettes ? C'est quoi et c'est où ? Il faut que l'avocat s'explique.

Non, le Centre Educatif Fermé, ce n'est pas la prison. Enfin, pas tout à fait. Thierno n'a que dix-sept ans et pas le moindre passé judiciaire, il ne peut pas être emprisonné pour cette affaire. Le Centre Educatif Fermé,c'est une grande maison à la campagne, tenue une poignée d'adultes censés réapprendre les règles de la vie en collectivité aux jeunes délinquants. C'est un endroit où l'on aide les ados à se réinsérer dans leur quartier et dans la société. Rien de plus.

Jusqu'à présent silencieuse, la mère de Thierno ne parvient plus à contenir sa colère. Elle se lève brusquement de sa chaise en criant d'une voix exagérément aiguë, faisant tomber par terre le petit dernier qu'elle tenait par le bras :

—En prison ? Mon fils en prison ? Ce n'est pas possible, ça, monsieur !

Il lui est impossible d'admettre que son grand garçon va être emmené loin de la maison, dans un endroit inconnu qui, dans son imagination, ressemble à Alcatraz, l'océan Pacifique en moins.

—De quoi vous parlez, d'abord ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire de réinsertion ? Il est parfaitement inséré, mon fils ! Il travaille bien en classe, il est gentil, il est poli,il n'a jamais fait de mal à personne ! Et on nous accuse de quoi, au juste ? D'être de mauvais parents, c'est ça ?...

Ça pue l'esclandre, le putain d'esclandre qui peut dégénérer et pourrir une réputation d'avocat. Le magistrat recule d'un pas,redoutant que la colère ne pousse cette grosse femme noire à se jeter sur lui pour l'attacher à un poteau et le brûler vif, au centre du tribunal. Il lui faut s'expliquer rapidement pour éviter le pire. Alors il parle. Il parle doucement, comme s'il était en face d'un gosse qui pointerait sur lui le fusil de chasse du grand-père trouvé par hasard dans le grenier : "c'est la décision de la juge, madame, uniquement de la juge, de personne d'autre, pas la mienne en tout cas !"  Il répète qu'il a fait tout ce qu'il a pu, qu'il a défendu Thierno de son mieux, mais que ce n'est pas lui qui décide ici. Madame la juge a condamné leur fils au CEF pour qu'il prenne conscience de la gravité de ses actes. Cette sanction c'est pour son bien, pour le remettre sur le droit chemin.

Le bras du petit dernier s'accroche au poignet de sa mère, les genoux en lévitation à quelques centimètres du sol. La situation est inconfortable mais il perçoit clairement que ce n'est pas le moment de se plaindre. Il inspecte le visage de l'avocat sous toutes les coutures, avec de grands yeux ronds, se demandant pourquoi l'arrivée de ce type déguisé en femme l'a mis dans une posture si périlleuse. Le frêle magistrat persiste à se défendre en ajoutant que Thierno ne s'en tire pas si mal en ne prenant que six mois dans un CEF. Six mois en Picardie, loin de sa banlieue et de ses mauvaises fréquentations, ça ne peut que lui faire du bien. Il insiste : vraiment, ce n'est pas si mal ! Thierno a échappé au pire,échappé àla prison, la vraie, celle où on se fait frapper sur le terrain de basket et sodomiser sous les douches ! Alors il ne faut pas s'énerver, il faut voir le bon côté des choses et s'estimer heureux.

La famille ne sait plus trop ce qu'il faut penser de tout cela. La sœur tweete le verdict sur son téléphone portable. Le petit cherche péniblement à se relever. Les parents sont abattus. On a beau savoir à quoi s'attendre quand on monte sur l'échafaud, ça pique quand même lorsque la lame de la guillotine s'abat sur votre cou.

Les bouches se ferment et les yeux se figent durant un court instant.

Le silence.

L'avocat en profite pour partir.

Six mois.

Fermes.

ADIEU ZIDANEWhere stories live. Discover now