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Quatremois plus tôt :

22février. Fin d'après-midi.

Dix-neuf heures. La réunion syndicale s'achève. Jean-Luc se lève et attrape le vieux blouson de cuir noir négligemment posé sur le dos de la chaise. Il noue l'écharpe de laine rouge autour de son cou en évoquant le sort des camarades de l'usine d'Aulnay. La nouvelle direction vient de dévoiler un projet de relocalisation des ateliers en Bulgarie ou dans un de ces pays à la con. Les gars de l'usine préparent une action. Ce sont peut-être des bourrins mais pas des vaches atteintes par Creutzfeldt-Jakob ; tant qu'ils pourront marcher droit, les camarades se battront. Pas question de rentrer dans l'abattoir en souriant pour en sortir dépecés avec un chèque de deux milles balles dans la gueule et une fleur dans le cul. Ça, jamais ! Alors le mot d'ordre est simple : pas de négociations, la grève et mort aux cons !

Dernières poignées de mains. Jean-Luc pousse la porte vitrée, sort du local et traverse le parking. Le vent glacé de février inhibe en lui toute envie d'allumer une clope. Il préfère s'engouffrer dans sa vieille Audi pour échapper aux bourrasques qui fouettent déjà sa peau. L'homme pressé qui s'installe au volant porte bien sa cinquantaine : petit,musclé, avec un léger embonpoint. Quelques rides parcourent sa bouille ronde, stigmates tracés dans sa chair par les vicissitudes de l'existence, mais son épaisse tignasse brune, les boucles de ses cheveux et un regard rieur lui donnent toujours des allures juvéniles.

La voiture toussote mais finit par démarrer. Direction la maison, les Francs-Moisins. Arrivé à hauteur du feu rouge, Jean-Luc sort son téléphone de sa poche et compose le numéro de Prune. Sonneries. Personne. Répondeur :

—Salut Prune. C'est Jean-Luc. Je suis sorti de ma réunion. Je rentre. N'oublie pas qu'on se voit ce soir. Essaye de ne pas arriver trop tard. J'ai des trucs à te dire. Des... des trucs importants... Je t'embrasse.

Il raccroche et sourit. Il a rencontré Prune il y a un an et demi, dans le parc de la Courneuve, lors de la fête de l'Huma. Prune lui ressemble : c'est une militante, une jeune femme énervée contre le monde, parlant fort, ayant le verbe haut. Ce dimanche de septembre, lorsqu'il croisa son regard pour la première fois, Jean-Luc fut immédiatement séduit par cette vierge folle de l'écologie, sorte de Dolorès Ibarruri de banlieue, grande, fine, élancée, crachant des mots d'espoir, éclairant l'assemblée avec sa voix chaude et la flamme de ses cheveux dorés. Il but les paroles de la belle rousse, les lèvres couvertes de mousse, le cerveau noyé dans le désir. Enivré par sa beauté, il ne supporta pas l'idée qu'elle puisse ignorer son existence plus longtemps. Il s'empara du micro et se leva au milieu de la foule pour paraître plus grand, plus visible. Il improvisa. Il raconta n'importe quoi. Peu importe les conneries qu'il balança, il voulut juste qu'elle porte son regard sur lui et remarque sa présence, petit badaud au milieu des badauds.

Petit badaud prêt à l'abordage, il alla lui parler à la fin du meeting, accompagné de ses yeux malins et de son large sourire. Ils quittèrent le barnum et poursuivirent leur discussion dans les allées du parc. Les sons d'un concert rock interrompirent leur réflexion sur l'avenir des palmipèdes dans les zones à réchauffement climatique rapide. Et tant mieux car les palmipèdes pouvaient toujours se débattre, Jean-Luc n'en avait rien à foutre. Le seul mouvement qui l'intéressait alors était celui des des lèvres de Prune. Arrivés au pied de la scène, ils chantèrent et applaudirent. Ils connaissaient les chansons du groupe par cœur et c'est ainsi que s'acheva leur première nuit, ensemble sous les étoiles, des sons de guitares plein la tête, un verre de bière à la main, avec une barquette de saucisse-frites à quatre euros cinquante. Le plus beau des commencements pour une histoire d'amour.

Jean-Luc sort de sa rêverie. Son véhicule semble faire le chemin tout seul, pénétrant lentement sur le parking. Il stoppe son vieux carrosse allemand au pied de son HLM. C'est ici qu'il vit : au cœur du quartier, dans un immeuble dominant la cité, au sommet d'une tour de béton d'où ce petit roi heureux contemple le monde.

ADIEU ZIDANEWhere stories live. Discover now